Au coeur de l'Autre bord du lac - 1943

Au coeur de l'Autre bord du lac - 1943
Source: BAnQ - détail d'une carte postale 1943 - numérisation Gaston Gravel

dimanche 2 novembre 2014

Le vieux piano

Mon père n'avait que 5 ou 6 ans et déjà il aimait jouer du piano.  Comme il n'y en avait pas chez lui,  il apprit à en jouer chez les voisins.  Son jeune ami Bernard Dicaire lui demandait souvent:  "Lucien, viens-tu jouer dehors?"  Et mon père lui répondait toujours la même chose: "Ok Bernard, mais avant je veux jouer du piano chez-vous."   Malgré les protestations de Bernard, mon père s'installait au piano dans le salon des Dicaire pour en jouer plus longtemps que prévu, bien entendu.


Mon père appuyé sur son ami Bernard Dicaire
en 1949 devant la maison d'Oscar Dicaire

En 1942, mon père acheta son premier piano.  Il avait 16 ans et travaillait chez F.-X.-Lamontagne comme tailleur de vitres.  Il l'avait payé 12$, livraison comprise.  Ce beau piano peinturé jaune-orange avait rendu bien des services au Théâtre Lyric de la rue Saint-Joseph au temps du cinéma muet.


Le théâtre Lyric sur la rue Saint-Joseph (fin des années '40)
Source:  La Tuque, des gens, des lieux, des époques
Affichage original:  Pierre Cantin 

Ce piano entra donc dans la maison de la rue Saint-Augustin en 1942.  Pour un plus bel effet et sans doute pour voir ses amis qui l'entouraient et chantaient avec lui, mon père fit installer des miroirs dans les trois encadrements qu'il y avait sur le panneau principal de l'instrument et il l'adossa contre les portes doubles qui séparaient le salon de la chambre de mon grand-père.

En 1949, mon père décida d'acheter un nouveau piano.  Un vrai bon piano, comme il en rêvait depuis qu'il était petit.

Il partit donc à Québec avec Louis Dubé, l'organiste de génie que le curé Louis Caron avait convaincu de venir s'établir à La Tuque en 1948 pour prendre en charge l'orgue Casavant de l'église Saint-Zéphirin.


Louis Dubé à l'orgue Casavant de l'église Saint-Zéphirin
Photo non datée -  Source:  L'Écho de La Tuque

Ils arrivèrent à Québec, débarquèrent à la gare du Palais, montèrent dans la Haute-Ville et se rendirent chez Willis & Co. sur la rue Saint-Jean...


Détail de notre piano



et sur les conseils de son ami Dubé, mon père choisit un magnifique piano droit Gerhard Heintzman qu'il paya comptant 375$ et qu'il fit livrer à La Tuque.  Ce piano portant le numéro de série 9638 avait été fabriqué en 1902.  Il avait de l'âge mais était comme neuf.






Le piano de mon père


Mon père parlait de "son" Heintzman comme s'il l'avait construit lui-même.  Sans doute, ne savait-il pas que Theodore August Heintzman était né à Berlin en 1817, qu'il avait émigré en 1850 aux États-Unis en même temps que Henry E. Steinway et que dix ans plus tard, il allait s'installer à Toronto où il fabriqua son premier piano dans sa cuisine avant d'ouvrir sa fabrique sur Duke St.  Il ne savait pas non plus que le nom gravé sur son piano était celui de son neveu, Gerhard Heintzman, qui avait pris la relève de son oncle décédé en 1899. 


Détail de notre piano


Mon père prenait soin de son piano comme si sa vie en dépendait.  Je devais avoir trois ou quatre ans lorsque je reçu en cadeau à Noël, comme tous les garçons à cet âge, un petit établi en bois avec six clous de couleur à enfoncer avec un marteau également en bois. Toc, toc, toc... et tourne le petit établi à l'envers et toc... toc... toc... et on recommence jusqu'au moment où j'ai décidé d'égaliser les "dents" en ivoire du piano !    J'ai eu le temps d'en faire cinq avant que ma mère ne m'arrête.  Ce fut sans doute un des plus grands drames dans la vie de mon père !  Je suis chanceux malgré tout, parce que je peux encore contempler mon oeuvre chaque fois que je retourne dans notre maison de la rue Saint-Augustin.


Les dents cassées du piano familial

Ça devait bien faire vingt-cinq ans que mon père avait son beau piano Heintzman quand il se décida à le faire accorder pour une première fois.  Il n'était pas trop sûr de son affaire.  Ça ne lui plaisait pas trop de laisser un étranger toucher aux cordes de son piano.  Quoiqu'il en soit, il le fit accorder par un accordeur "d'en-dehors" et lorsqu'il fut parti, mon père trouvait donc que son piano jouait mal !  Il ne l'a plus jamais fait accorder de sa vie !  Le piano a donc continué de vieillir avec lui...


Intérieur d'un piano Heintzman de 1914
Source:  Wikipedia

Comme mon père était membre de l'Harmonie de La Tuque, plusieurs de ses amis étaient musiciens aussi.  Gérard Lachance, Lening Rowluck et Aimé Rouillard étaient de ceux-là et lorsqu'ils venaient jouer du piano à la maison le dimanche après-midi, mon père en profitait pour chanter des airs d'opéra ou de bel canto comme la célèbre chanson Granada popularisée par Mario Lanza.  Enfants, nous étions émerveillés de voir tous ces hommes s'amuser autant autour de notre piano.



Photo:  Michel Jutras


Le piano de mon père n'a pas bougé depuis 65 ans.   Il est toujours à la même place et mon père en joue à tous les jours.  Il joue "du piano" comme d'autres font des mots croisés... pour se détendre... par habitude... parce qu'il aime ça.  Il ne sait pas lire la musique mais il peut jouer des centaines de pièces dont il a consigné les titres sur des feuilles de papier qu'il nous tend en nous disant:  "Laquelle veux-tu que je joue?"  Parfois, il nous demande:  "Ça commence comment déjà?"  Et après avoir chercher "la note" et trouver le bon accord, il commence.  Il se trompe rarement !  Il a 88 ans...


Mon père et son vieux Heintzman

Je lui demande souvent de jouer "Danny Boy",  une chanson traditionnelle irlandaise enregistrée la première fois en 1917 et reprise par Glenn Miller en 1940. 





C'est ma préférée...