Au coeur de l'Autre bord du lac - 1943

Au coeur de l'Autre bord du lac - 1943
Source: BAnQ - détail d'une carte postale 1943 - numérisation Gaston Gravel

lundi 23 mars 2020

Les remèdes de la rue Saint-Augustin

En ces temps de confinement, qu'est-ce que nos vieux de la rue Saint-Augustin auraient fait ?  Albert Jutras, Antoine Tremblay et Charles Tremblay, ils auraient dit quoi ?

-  Hé que ça me fait penser à la grippe espagnole.

-  Faudrait pas trop sortir.  Rester chez-nous.

Un petit-fils leur aurait sans doute posé une question...

-  Mais si j'ai des symptômes ?

-  Des quoi ?

-  Si je tousse et que je fais de la fièvre...

Le Painkiller aurait sans doute été recommandé par tous ces anciens.

Pendant la guerre civile américaine, le Painkiller de Perry Davis était administré tant aux soldats qu'aux chevaux.  Il était recommandé par les médecins, les prêtres, les missionnaires et les garde-malades.  Il guérissait, semble-t-il, le choléra, la diarrhée, les crampes, les colliques, les maladies du foie, les rhumes évidemment, le mal de gorge et la toux.  On pouvait aussi l'employer contre les clous, les brûlures, le mal de dents et les rhumatismes.  Qu'est-ce qu'il y avait dans le Painkiller, je ne le sais pas vraiment mais une chose est sûre c'est qu'on aimait ce que ça goûtait.  Dilué dans un peu de lait chaud, on en buvait quand on commençait un rhume c'est-à-dire presque tout l'hiver !



Si les muscles nous faisaient mal, alors le liniment Minard faisait l'affaire. Au début de la saison de ski, quand on avait les jambes endolories, mon père sortait le liniment Minard et il nous frottait les mollets. La particurité du liniment Minard, c'est qu'une fois étendu, il fallait frotter assez vigoureusement pour qu'il pénètre la peau et puis, avec la chaleur de la main, soudain ça devenait extrêmenent clair et glissant et c'est là que mon père disait que le mal sortait des muscles !




Pour le mal de coeur, mon grand-père Albert Jutras ne jurait que par l'herbe à dinde et il ne comprenait pas qu'on aimait pas ça. Une indigestion par-ici, des nausées par-là, mon grand père avait toujours de l'herbe à dinde en réserve dans la cave. Une petite infusion et hop... on avait encore plus mal au coeur qu'avant !




Mais quand la vraie saison de la grippe débutait, habituellement en novembre, alors là, on sortait l'artillerie lourde.  D'abord le Wampole...

-  Prenez-vous ça vous autres du Wampole ?

-  Non.

-  T'es bien chanceux, c'est méchant en maudit mais faut que j'en prenne un petit verre à chaque matin avant d'aller à l'école.




-  Nous autres, on prend de l'huile de foie de morue...




Mais heureusement, les gélules sont arrivées sur le marché...





Contre le somnambulisme, mon père s'était fait dire au moulin que la tisane d'écorce de tremble c'était génial et même que ça guérissait du ver solitaire.

Alors on s'est mis à "plemer" les trembles autour du chalet et le long de la route de la Bostonnais. On en ramassait, on l'apportait chez-nous, mon père mettait les écorces dans un grand pichet rempli d'eau et il le laissait là, sur le comptoir, des jours et des jours. Quand il jugeait que la tisane était prête, il nous en servait de grands verres. Ho boy ! À ma connaissance, je n'ai jamais eu le ver solitaire.




Finalement la gomme que tous les vieux de la rue Saint-Augustin machaient comme de la Wrigley en palette. Mon grand-père ramaissait la sève qui coulait le long d'une grosse épinette, je n'ai pas dit d'un gros sapin, et il la laissait sècher au soleil et puis la roulait en boule dans le creux de sa main. Quand il jugeait qu'elle était prête, il commençait à la mâcher puis la laissait à nouveau sècher en la collant le plus souvent sur le dessus d'une solive dans la cave de sa maison. De temps en temps, il la reprenait et la mâchait de nouveau puis il la recollait. Ça pouvait durer des années. Ça m'est arrivé souvent d'en décoller une et de la mâcher à mon tour.





On s'ennuie presque de ces vieux remèdes ou tout simplement de nos vieux tout court...





dimanche 7 avril 2019

L'église Saint-Zéphirin


Elle n'était pas franchement l'Autre bord du lac mais l'église Saint-Zéphirin, même si elle nous tournait le dos, était la nôtre.  

Photo:  Michel Jutras juin 2015

De toute façon, nous n'entrions jamais par en-avant.  Les grandes portes en cuivre conçues et fabriquées par l'artiste Albert Gilles étaient tellement lourdes et imposantes que nous ne les empruntions qu'avec ma mère à Noël pour la messe de minuit.




Toutes les autres fois, et elles étaient nombreuses, nous utilisions la petite porte sur le côté de la rue Saint-Antoine.  Curieusement, nous entrions par en-arrière et nous arrivions en-avant.  Longeant la série de confessionnaux et le bac à lampions en fer forgé, nous prenions place ma soeur et moi dans les bancs de côté, prêts à sortir côté cour.


Photo Google street 2019

À chaque fois, mon grand-père était là, dans cette section que privilégiait le monde de l'Autre bord du lac.  Nous nous assoyions rarement avec lui, mais souvent juste derrière.  Il partageait son banc avec la grosse madame Lajoie qui portait tout le temps de grands chapeaux, ce qui avait l'air de le contrarier dans son recueillement.


Source:  BAnQ, collection Magella Bureau

Et puis un jour, en 1961, l'église passa au feu, du moins son intérieur fut pas mal endommagé.  Le curé Louis Caron entreprit alors de  lui refaire une beauté et du coup, la fresque derrière l'autel s'en trouva moins terrifiante et plus lumineuse.


Photo: Répertoire du patrimoine culturel du Québec

Photo:  Répertoire du patrimoine culturel du Québec

Un jour, à la suggestion de matante Gracia, l'épouse d'Oscar Dicaire (nos voisins), mon père me demanda si je voulais être enfant de choeur.  Belle tentative...  mais je considérais qu'ils étaient déjà assez nombreux comme ça...


Avant 1961, source indéterminée

Alors si c'est non pour servir la messe, la chorale alors ?  Je n'ai pas eu le choix !  Va pour la chorale au sous-sol de l'église le samedi matin.  Mais quelle erreur de tenir les pratiques pendant Pépino.  Ça ne dura pas longtemps, toutes les raisons étaient bonnes:  j'suis arrivé et y-avait personne... le local était barré... j'avais oublié mon livre de chants... l'abbé Dauphin ne s'était pas présenté... ma mère a vite compris que le Te Deum avait perdu son combat contre Pépino !

C'est le 13 décembre 1908 que la première église fut bénie par Mgr Latulippe, Duhamel et Narcisse-Zéphirin Lorrain.  C'est d'ailleurs en l'honneur du patron de ce dernier que la paroisse fut désignée du nom de Saint-Zéphirin.  Son premier curé, comme tout le monde le sait, fut Eugène Corbeil, arrivé à La Tuque en février 1908.  Il avait accepté la cure à la condition que la petite église soit construite au coin des rues Saint-Joseph et Saint-Antoine et non au bas de la côte, près de la rue Saint-Georges.

L'église paroissiale sur son premier emplacement rue Saint-Joseph
vers 1910

L'église paroissiale sur son premier emplacement rue Saint-Joseph
vers 1910

Mais rapidement, cette première église ne suffit plus à la tâche.  Le curé Corbeil recommanda donc la construction d'une nouvelle église et d'un nouveau presbytère.  Pour ce faire, la fabrique devait contracter un emprunt de 300 000$.  Nous sommes en 1921 !

Gros problème, il fallait déplacer la première église pour construire la nouvelle sur le même emplacement, au coin des rues Saint-Joseph et Saint-Antoine.  Qu'à cela ne tienne, 150 hommes répondent à l'appel du curé Corbeil pour la déménager vers son nouvel emplacement au coin des rues Saint-Georges et Saint-Antoine.   L'église fut d'abord placée sur de longs billots de bois qui servirent de rouleaux et doucement, les hommes la poussèrent vers la rue Saint-Georges.  Françoise Bordeleau raconte dans son livre sur l'histoire de la paroisse Saint-Zéphirin paru en 1987 qu'à "un certain moment, l'église dépassa sa base de rouleaux d'au moins trente pieds.  Les bénévoles réussirent à la remettre en place et finalement la déposèrent sur une base préparée pour la recevoir." 

Son déplacement et son installation avaient coûté 10 491$.

Bibliothèque et Archives du Canada, 1925, photo Canadien National

On voit sur la photographie qui précède et qui date de 1925 que la première église a été déplacée au coin des rues Saint-Georges et Saint-Antoine mais que la construction de la nouvelle église n'a pas encore débuté.


Photo:  Ernest-L. Denoncourt, 1948

Profitant de sa nouvelle base, la petite église en bois s'est vue doter d'un étage en sous-sol pour accueillir les classes de ce qui fut la première école Centrale.  L'église construite en 1908 servira ainsi de lieu de culte jusqu'en 1931 et d'école jusqu'en 1949, année où elle fut vendue à Omer Veillette puis démolie parce que jugée insalubre et dangereuse.

Alors que l'architecte Ernest-L. Denoncourt travaillait à la confection des plans de la nouvelle école Centrale sur la rue Saint-Joseph et en supervisait les travaux, il prit plusieurs photographies en 1948 de l'ancienne église convertie en école.   On voit bien sur les photos suivantes l'ancienne et la nouvelle église.  On remarque que l'ancienne sacristie a été séparée de l'ancienne église et placée à angle droit avec celle-ci.  On appercçoit d'ailleurs encore la marque de son pignon sur le mur arrière de l'ancienne église.


Photo:  Ernest-L. Denoncourt, 1948

Photo:  Ernest-L. Denoncourt, 1948

Photo:  Ernest-L. Denoncourt, 1948

Sur la photographie suivante prise par Ernest-L. Denoncourt au mois d'août 1948 pendant la construction de l'école Centrale, nos deux églises sont bien visibles.

Photo:  Ernest-L Denoncourt, 1948

Espérons maintenant que l'église Saint-Zéphirin demeurera encore longtemps dans le paysage de l'Autre bord du lac...

Photo:  Michel Jutras octobre 2015


Plusieurs informations de cet article sont tirées du livre de Françoise Bordeleau, Les 74 ans de la paroisse Saint-Zéphirin, paru en 1987





lundi 19 novembre 2018

Le hockey dans la rue

La rue Saint-Augustin est un chat qui fait le dos rond.  Sur sa partie la plus élevée, il y a comme un plateau juste devant les Boutet et les Desroches et c'est là qu'on jouait au hockey après souper.

Fallait d'abord se donner rendez-vous, le faire savoir à tout le monde, désigner les deux capitaines qui, par la suite, choisissaient à tour de rôle leurs joueurs.  Les meilleurs étaient pris en premier, les moins bons en dernier.

C'est qui qui goale à soir?  

Y-a personne qui veut goaler?  

Bon, OK Chouinard, tu vas goaler!  

On lui attachait deux catalogues Eaton sur le devant des jambes et avec le hockey de goaleur que nous avions fabriqué avec le manche d'un vieux bâton de hockey et une palette en plywood boltée sur ce manche improvisé, nous avions notre goaleur !

Les buts étaient faits de deux blocs de glace à chaque bout de cette partie de la rue Saint-Augustin.  Puis on se donnait un nom d'équipe et des noms de joueurs.  J'ai souvent joué en tant que Stan Mikita.     Mais les glus grands étaient là aussi:  Jean Béliveau, Maurice Richard, Gordie Howe, Jacques Plante.

Nos bâtons de hockey étaient ce que nous appelions des bougons c'est-à-dire des restes de hockey souvent trop courts, cassés, avec des moitiés de palette mais ça faisait l'affaire puisque personne n'avait de hockey neuf.

Et la partie pouvait débuter !

Aie, Dion, on a dit qu'on n’avait pas le droit de jouer du cul!

Ah non, un char s'en vient!  

Tassez les buts, il va les écraser!  

OK on recommence.

Ça durait jusqu'à ce que nos mères sortent sur les galeries pour nous crier de rentrer, qu'il était assez tard.

Les pieds gelés dans nos bottines de feutre recouvertes de bottes en caoutchouc, on rentrait les joues rouges, les mains froides et le coeur heureux.



Tiré de mon recueil de petites histoires L'Autre bord du lac, publié aux Éditions d'art Le Sabord en 2011


LA DÉFENSE


Le décision était sans appel
tu vas jouer à la défense
m’avait dit le mariste sportif
après m’avoir vu patiner

faut dire que c’était la première fois
que je mettais des patins
ceux que matante Gracia
avait donnés à mon père
des 11 
alors que je portais des 6

moi qui aimais le hockey
dans la rue 
avec ses bandes en bancs de neige
ses buts en blocs de glace
ses pads en catalogue Eaton
sa technique jouer du cul
et Stan Mikita
je trouvais que ça sentait fort
la chambre des joueurs

on m’avait conseillé
après le premier entraînement
de m’acheter des jambières, des gants
et un vrai bâton de hockey
comme si le bougon que mon père
avait trouvé dans les poubelles
ne faisait pas l’affaire
pour jouer à la défense

pour la première partie
j’étais quand même bien équipé
des gants des Maple Leafs
des bas du Canadien
un vrai bâton de hockey
et des 11 dans les pieds
et ça 
personne n’en avait

coup de sifflet
instrument d’enfer
tout le monde sur la glace
je prends ma position à la défense
du moins celle que je croyais être la bonne
c’est-à-dire à la droite du gardien
qu’ils y viennent juste pour voir
prêt à défendre mon cerbère
coûte que coûte

mais le mariste entraîneur
me fit de grands signes en criant
monte en avant, en avant
alors que je devais défendre le gardien
je n’y comprenais plus rien

à la reprise, c’est ce que je fis
en avant toute
mais voilà mon coach de mariste
qui me crie
en arrière, en arrière
défense, défense

comment ça se fait 
que j’aimais tellement ça le hockey 
dans la rue


dimanche 24 juin 2018

RALT-TV

Claude Rochette était dans ma classe en 4e année.  On "voyageait" ensemble pour aller à l'école: une distance de 1,5 km entre l'Autre bord du lac et le collège Saint-Zéphirin, quatre fois par jour.  On avait donc du temps pour niaiser en masse.


En 1961, la classe de Martha Daneault
au collège Saint-Zéphirin

On va avoir un poste de télévision !
Comment ça un poste de télévision ?
Un poste de télévision, avec des caméras, un vrai poste de télévision comme à la TV.
Où ça ?
Chez-nous !

Je me disais que ça ne se pouvait pas.  Un poste de télévision chez les Rochette ?  En passant Le Nouvelliste, je voyais bien qu'il se préparait quelque chose au deuxième étage de la maison de Roger Rochette sur la rue Gouin, mais un poste de télévision... 

Claude Rochette se rappelle:


"Mon père était vendeur chez Hillier (un magasin de vêtements), il animait à la radio CFLM, il était chef d'orchestre, organisateur et dirigeait le journal L'Éclair, un hebdomadaire qu'il avait fondé, et la fameuse station de télé qui opérait au 2e étage du 348 rue Gouin.  En 1963, mon père est hospitalisé plusieurs semaines pour épuisement professionnel. Mon frère Pierre et moi avons dû prendre la relève et agir à titre de caméramen, régisseur et metteur en onde. On avait même la charge de voir à ce que la machine à liqueurs ne manque de rien."


Source:  Pierre Cantin, LTGLE

Chez-nous, quand on ouvrait notre belle TV Dumont et qu'on tournait la roulette des postes sur le 9, on entendait la voix de Claude Landré qui disait: «Neuf, neuf, neuf, tout est neuf au 9. Ne soyons pas vieux-jeu, optons pour du neuf en regardant RALT-TV, canal 9, La Tuque».





Claude Landré, Réjean Michaud, Marie-Marthe Rivard
source:  Claude Rochette, provenance des photos: Claude Landré

Claude Landré et Marie-Marthe Rivard
source:  Claude Rochette, provenance des photos: Claude Landré


Marie-Marthe Rivard
source:  Claude Rochette, provenance des photos: Claude Landré

C'était bien beau un poste de télévision dans notre quartier mais quand le chapelet en famille a été mis à l'horaire, les soirs de la semaine à 07:00 et que mon père s'est mis dans la tête que c'était une bonne idée de se mettre à genoux dans le salon devant la TV avec pepére, là on trouvait ça moins drôle!  Au beau milieu de la partie de "bride" chez Desroches, fallait tout lâcher pour quelques dizaines de "Je vous salue Marie"... bon, ça n'a pas durer... ma mère s'en est mêlée et pepére est resté tout seul dans le salon...

L'abbé Gilles Poisson dans le studio de RALT-TV
source:  Claude Rochette, provenance des photos: Claude Landré

Le poste de régie avec Claude Landré et Réjean Michaud
source:  Claude Rochette, provenance des photos: Claude Landré


La dernière fois que j'ai vu Claude Rochette, c'était au printemps '67. Nous étions partis de La Tuque pour Montréal vers 5 heures du matin en autobus avec un groupe de l'école Champagnat. Nous allions visiter l'Expo '67. Ce fut ma dernière sortie avec mon copain de l'Autre bord du Lac. Quelques mois plus tard, si ma mémoire est bonne, la famille Rochette a déménagé à Mont-Carmel où CKTM-TV avait ses studios.


1975, CKTM-TV 13 Mont-Carmel
Voici quatre réalisateurs: Gilles Barbeau, André Houde, Roger Rochette et Roland Fafard
Photo déjà publiée sur Trois-Rivières illustrée par Roland Fafard


Puis un jour, à l'Expo de Trois-Rivières, appuyé sur la clôture protégeant un caroussel pour les enfants, alors que je faisais de grands signes de la main à notre fille Annie-Claude qui devait avoir 3 ou 4 ans, je vis sur ma droite un autre papa qui faisait la même chose que moi.  Quand Annie-Claude passait devant nous, je lui criais "Annie-Claude ! C'est beau Annie-Claude !" et là, le père à côté de moi me dit:  "Vous connaissez ma fille?"  Non, non, je fais signe à ma fille, la petite rousse là-bas.    Et il me répond, non, non, la petite rousse, c'est la mienne !  Et du coup, je le regarde dans les yeux et je lui dit:  "Claude... Claude Rochette..."  Nous étions tous les deux, sur le bord d'une clôture, à faire des "bye-bye" à nos deux filles, portant le même prénom, Annie-Claude, rousses toutes les deux et nées la même année.  





vendredi 15 décembre 2017

Petites histoires poétiques (21 à 32)

Ces petites histoires poétiques ont d'abord été publiées en 2011 aux Éditions d'art Le Sabord sous le titre L'Autre bord du lac.  En 2017, ces textes ont été repris sur iBooks dans une édition numérique, accompagnés de photographies et suivis par Rouge fanfare.  

Comme la première édition publiée aux Éditions d'art Le Sabord est épuisée, je vous offre aujourd'hui, sur mon blogue, ces petites histoires poétiques.  

Les textes et les photos publiés dans cet article sont tirés du recueil L'Autre bord du lac et Rouge fanfare publié sur iBooks dont voici le lien pour y avoir accès gratuitement.

https://itunes.apple.com/ca/book/lautre-bord-du-lac-et-rouge-fanfare/id1225269440?l=fr&mt=11

Voici donc les 12 derniers textes.  Bonne lecture !

Michel Jutras



Le chalet
 












Mon père
décida un jour
que nous aurions un chalet
sur le bord de l’eau

nous qui avions déjà un lac
à la maison
nous en aurions un deuxième

mais comme il avait peur de l’eau
parce qu’un jour, disait-il, il s’était noyé 
le chalet s’était retrouvé
sur une butte
surplombant le lac
avec beaucoup de respect 

j’aimais croire 
que nous l’avions construit
en 1959
mon père et moi
pour y accueillir ma mère
quand l’éternité prendrait fin

murs et plancher de contreplaqué
toit de planches embouvetées
armoires à rideaux
châssis de poulaillers
lampes à l’huile
pas d’électricité
ni commodités
de l’eau à la pompe
et le feu pour se chauffer

nous y passions nos vacances
à jouer aux explorateurs
à pêcher, se baigner 
cueillir des bleuets
et nous faire des peurs

nous avions pour voisins
ce policier doux et tranquille
qui construisait des murs
de pierres des champs
et cette femme grande et mince
qui nageait comme un poisson
elle traversait le lac
en guise de promenade matinale

nous avions même un curé de vacances
rose et joufflu
mais habité par une grande tristesse
comme sa petite église

les soirs de pleine lune
on aurait dit
que la radio transistor
recevait trop d’ondes en même temps
on ne comprenait rien 
mais c’était vraiment bien

et pour finir chaque journée
papillons de nuit
maringouins d’insomnie
couverture de CIP
bonne nuit
 



Un drôle de vert














Chez Oscar entre les deux portes
sur la dernière marche du locataire au deuxième
piquer à travers le champ
chez Chouinard et Déry
chez Duchesneau qui m’avait donné sa run
chez les O’Farrel et les Corriveau
chez la vieille fille Paré et le barbier Séguin

le camion était d’un drôle de vert
un vert matinal 
entre vert forêt et vert mousse 

chez les Châteauneuf dans le solarium
chez les Guillemette, les Béland, les Déziel
et chez Florence
qui connaissait le mot pourboire

le camion 
toujours à l’heure
débarquait sa cargaison de journaux à livrer
à l’aube
noire l’hiver
lumineuse l’été

chez la police Tremblay
chez Vallée et chez Tousignant
chez les Arpin, les Lebel et les Rochette 
qui avaient des filles plein la maison 
et une vraie station de télévision 

chez les Therriault et les Lortie
fallait que ça se paie le jeudi
jour de collection
dans le calepin brun
fallait signer son nom
veux-tu mon ti-gars que je signe en anglais
prenez votre temps
signer son nom, c’est important

dans l’escalier 
chez une femme malheureuse
qui finalement a choisi le fond du lac 

chez la grosse madame à chapeau
qui payait à l’année 
pour ne pas être embêtée

chez l’homme au 45 
qui l’attendait debout à sa porte
chez les Thivierge et les Bérubé
chez le vieux monsieur Larouche
tic, tac, tic, tac

chez les Girard, les Lepage, les Côté et les Boutet
chez Desroches et Beaudin
chez les Mercier et les Fortin
et un pour chez nous
enfin!

le camion était d’un drôle de vert
un vert Nouvelliste


Le voyage
 




Les enfants
on s’en va à Hawkesbury
ça sent l’été
c’est le temps des foins

les valises sur le top 
shoe clacks neufs aux pieds
casquette snappée
Ford Custom 52 paré
thermos de café
sandwichs pour la trâlée
c’est parti

Lac-à-Beauce
Rivière-aux-Rats et Rabaska
ours en cage 
touristes en voyage

Grande-Anse
Mattawin
Champoux
Saint-Roch-de-Mékinac
montagne de graffitis
Gaston aime Manon
Les Piles
Grand-Mère en vue

pont suspendu 
pieds qui chatouillent
terminus d’autobus
boîte de Cracker Jack
surprise en plastique
frites au comptoir
tabourets tournant
toilettes payantes
drôle de monde

boulevard des Hêtres
baie de Shawinigan
odeur de soufre
pas  le temps d’arrêter
que voulez-vous

Saint-Boniface
Saint-Barnabé
on sort à Yamachiche
trop pressés pour Louiseville
Maskinongé
Caillette
hourra

têtes de vaches qui branlent
crème glacée molle
fromage en crottes
tour de petites machines
provision de pétards à mèche
faut préparer notre arrivée

après c’est du sérieux
Berthierville
Lanoraie
palissades de Lavaltrie
où sont les Iroquois
Saint-Sulpice
Repentigny et Charlemagne
Pointe-aux-Trembles
ça commence à sentir Montréal
raffineries
oeufs pourris

et le voilà
tout neuf, tout beau
le Métropolitain
la voie rapide
qu’on voudrait plus lente
pour bien voir le toit des maisons
et leurs balcons
quelle drôle d’idée
que celle de passer 
par-dessus la vie des gens

ça fait quatre heures 
qu’on est partis
Saint-Eustache
mal de coeur en vue
ce sera pas long les enfants
on arrête à Lachute
trop tard 
faut nettoyer

on est tannés
c’est plate
on a hâte d’arriver
vite Grenville
le pont
Main street 
Hawkesbury
six heures et quart
ça a bien été

petite maison verte et blanche
Nora à la fenêtre
Hermas sur la galerie
grand-père de CIP
et tante adolescente

fournaise dans l’entrée
piano au salon
berceuse et cendrier sur pied
vieilles photos
odeurs d’époque

les grands-parents 
c’est bien
mais les cousines 
c’est pas mal mieux
quand est-ce qu’on s’en va 
chez matante Odette

arrivée toujours remarquée
pétards à mèche pour nous signaler
chapeau bibi et culottes courtes
vaches et veaux en folie
Vincent et Odette sur la galerie
énervement de parenté

cliquetis de jambes artificielles
dépanneur de foyer pour personnes âgées
cigarettes en cachette
mouches-à-feu de lampe de poche

poulailler de papier brique
grange à foin
c’est déjà l’heure du train
langage de vaches
yédan, yédan

on tue la rougette à soir
tiens-la bien
masse de cinq livres
swing de baseball
poc
les pattes d’en avant fléchissent
re-poc
elle s’allonge
lame de couteau qui brille
yeux dans le vide
vie qui s’écoule

j’étais de lac et de montagne
mon cousin, de terre et de plaine
j’étais petit et lui très grand
il me parlait de filles et de football
me disait qu’un jour
il partirait

popcorn et tartes au sucre
cinéma pas toujours bonbon
tentation d’été 
et cousines de vacances




C.I.P.
 
















Canadian International Paper
1 400 ouvriers
des tonnes de papier
et deux cheminées

Windigo River et Cooper
camps de bûcherons
et complaintes de scies mécaniques 
draveurs à chanson et rivière à pitounes
faut bien fournir la 3 et la 4

écorceur et chipper
acide et washroom
digester et calender
finishing et shipping
foreman et millwright
community club et rue des Anglais

bal de boîtes à lunch 
noires avec le thermos dans le couvert
en aluminium pour faire plus moderne
pleines de sandwichs en entrant
pleines d’autres affaires en sortant

huit à quatre
on se retrouve chez Peton
quatre à minuit
juste à temps pour Manon
minuit à huit
les enfants dehors, votre père dort

vent du Nord
il fera froid
belle odeur de soufre et d’acide
poussière sur la ville
faudra protéger l’auto
pour les poumons
on s’en fera plus tard

sirène pour la rentrée
sirène pour la sortie
sirène pour le feu
sirène pour les malheureux

le tas de bûches s’est écroulé
Ti-noir est en-dessous
trois jours pour le trouver
il attend 
tranquille, en fumant 

moins chanceux
Clément est mort dans le chipper
Paulo aplati entre deux rouleaux
Oscar s’est fait éclater le tympan

gros prix à payer
pour se faire des camps
avec de la toile de CIP

machine à papier
moulin à ouvriers
shutdown

 


8 1/2  EE















Odeur de cuir
de solvant et de cirage
odeur de cordonnier 
d’arrière boutique
et de souliers neufs

semelles cloutées
talons ferrés
lacés, cirés, brossés, lustrés

fers aux pieds
pour entrer dans la cour des grands
claquage de talon
pour dire qu’on n’est plus un enfant

mais on n’achète pas 
des souliers neufs 
ferrés
aux enfants de douze ans

on leur donne
s’ils sont les aînés
ceux de leur père
au diable la bonne pointure
on bourrera avec le journal

va pour les souliers paternels
mais en changeant de génération
ils prennent un coup de vieux
et les clous leur passent par la tête

alors
pour faire plus doux
on s’en fait des neufs
en découpant de fausses semelles
dans des boîtes de carton




Tue-le
 
















Tue-le, criait-il
tue-le

halluciné, rouge de colère
les dents serrées
du moins celles qui lui restaient
je ne l’avais jamais vu comme ça
oubliant même que j’étais là

pepére aimait la lutte
ça se voyait et s’entendait

l’annonceur était passé par les rues de la ville
au volant de son automobile à flûtes
attention attention
c’est ce soir à l’aréna
qu’aura lieu le combat du siècle

pepére avait décidé 
de m’emmener voir ça

son idée était faite depuis longtemps
Wladek Kowalski était un salaud
qui avait arraché une oreille
à Yukon Éric
et ce soir-là
comme tous les autres soirs 
Édouard Carpentier allait lui régler ça

tue-le, criait-il
lui 
qui allait à la messe tous les jours
et récitait son chapelet tous les soirs
adorait ces combats 
capables de transformer
un vieil homme tranquille
en hooligan du ring

lui qui ne jurait jamais
était sur le point de commettre l’irréparable
invoquer le nom de dieu
pour que le bon en finisse avec le méchant
pour qu’on règle ça une fois pour toutes

à le voir ainsi
j’aurais bien dit trois Je vous salue Marie
pour qu’on nous amène au plus vite
Little Beaver et Sky Lolo


La défense


Archives Pierre Cantin











Le décision était sans appel
tu vas jouer à la défense
m’avait dit le mariste sportif
après m’avoir vu patiner

faut dire que c’était la première fois
que je mettais des patins
ceux que matante Gracia
avait donnés à mon père
des 11 
alors que je portais des 6

moi qui aimais le hockey
dans la rue 
avec ses bandes en bancs de neige
ses buts en blocs de glace
ses pads en catalogue Eaton
sa technique jouer du cul
et Stan Mikita
je trouvais que ça sentait fort
la chambre des joueurs

on m’avait conseillé
après le premier entraînement
de m’acheter des jambières, des gants
et un vrai bâton de hockey
comme si le bougon que mon père
avait trouvé dans les poubelles
ne faisait pas l’affaire
pour jouer à la défense

pour la première partie
j’étais quand même bien équipé
des gants des Maple Leafs
des bas du Canadien
un vrai bâton de hockey
et des 11 dans les pieds
et ça 
personne n’en avait

coup de sifflet
instrument d’enfer
tout le monde sur la glace
je prends ma position à la défense
du moins celle que je croyais être la bonne
c’est-à-dire à la droite du gardien
qu’ils y viennent juste pour voir
prêt à défendre mon cerbère
coûte que coûte

mais le mariste entraîneur
me fit de grands signes en criant
monte en avant, en avant
alors que je devais défendre le gardien
je n’y comprenais plus rien

à la reprise, c’est ce que je fis
en avant toute
mais voilà mon coach de mariste
qui me crie
en arrière, en arrière
défense, défense

comment ça se fait 
que j’aimais tellement ça le hockey 
dans la rue



Mon frère
















Je dis mon frère
parce que c’était le mien

je le voyais petit et fragile
avec des lunettes d’enfant
pour mieux voir 
la vie des grands

nous partagions 
la même chambre fraternelle
avec son lit à deux étages
lui en bas
moi en haut
question d’âge


quand j’avais peur de la nuit
et de l’insomnie, sa meilleure amie
je le réveillais 
pour lui demander:  dors-tu
et n’être plus seul

je dis mon frère
parce que c’était le mien

il observait l’infini 
pendant que je comptais les étoiles
mon contraire 
et ma lumière


Je ne reviendrai pas

















C’est trop
comment ça 
faut rentrer avant neuf heures 
je pars pour ne plus revenir
où est mon bicycle

laisse-le faire
tu sais bien qu’il n’ira pas loin

c’était mal me connaître
j’étais vraiment décidé
et mon CCM rouge et blanc aussi

allez
c’est fini
on pédalera jusqu’au bout
on arrêtera quand on sera rendu

mais où

au moins jusqu’aux quatre milles
pis une fois parti
jusqu’au Lac-à-Beauce
après on verra
peut-être même
jusqu’à Rivière-aux-Rats

pédaler avec rage
c’est essoufflant
mais pleurer en pédalant
c’est vraiment pas facile

bon
c’est sûr que rentrer à neuf heures
c’est quand même mieux 
qu’à huit heures

pis quitter la maison familiale
juste avant le souper
quelle mauvaise idée



303













Es-tu déjà allé à la chasse à l'ours
non pourquoi
on va y aller après midi

avec quoi
j'ai juste une 22

on va s'acheter une 303
où ça
chez Lamontagne
y-en a une à 14,95$
une 303 Lee Enfield
une 303 qui a peut-être tué des Allemands

t'es sûr qu'on peut
je veux dire qu'on a le droit
de tirer de la 303

et nous voilà partis à pied
avec notre 303 sur l’épaule
rue Commerciale
direction le lac Wayagamac
à la chasse à l'ours

il nous faut du miel pour l’attirer
paraît que les ours
ils aiment ça le miel

trois milles sur la track
après le fer-à-cheval
avant les étangs Emmanuel
c'est là qu'on va l'attendre

mets du miel sur la track
mets-en
ils aiment ça le miel

cachons-nous dans le fossé
attendons

c'est donc bien long
t'es sûr qu'ils aiment ça le miel

y-a pas d'ours ici
viens, on s'en va

pis la 303
on n'a même pas tiré un coup

tu vois le fanal du CN là-bas
sur le poteau
envoye, tire

yes



Dernier tableau









 






Il fallait monter sur un drum de 45 gallons
pour voir quelque chose
à travers cette fenêtre
qui avait toujours été trop haute

la lumière était blafarde, presque froide
pourtant la truie chauffait bien
puisqu'elle avait le ventre rouge

ce châssis servait d’encadrement à un tableau
où des castors à moitié plemés
montaient la garde
devant des peaux de loutres, de visons et de belettes
tendues et clouées sur leurs gabarits
alors que des lièvres pendus à leur gibet
observaient la scène
accrochées au plafond, des glandes de toutes sortes
séchées ou gluantes
attendaient de servir la mâle séduction

puis, dans un coin
un gros chat couché sur le côté
avec des oreilles pointues et poilues
et des pattes trop longues
un lynx

sur l'établi, qu'est-ce que c’est
des oreilles, celles d'un loup
la preuve qu'on l'a bien tué
cinq piastres la paire
inutile de rapporter la bête

le long des murs
la quincaillerie était exposée
des pièges à pattes qui font souffrir
des conibear qui cassent le cou
net
des collets qui étouffent
et des trappes qui enferment vivant

la shed était l’atelier d’un artiste
la scène, son dernier tableau
 



Le départ



















Le mariste orienteur
s’était prononcé
votre fils n’est pas fait pour le cours scientifique
mais pour les études classiques
c’est un honneur pour votre famille

rosa, rosa, rosam
éléments, syntaxe, méthode
et puis quoi
pour le reste
faudrait partir

partir
quitter l’autre bord du lac
pour l’autre côté des choses
partir
mais pour aller où

au Séminaire Saint-Antoine
où nous avions dérangé les pères franciscains
dans leur sieste d’après-midi
au Séminaire Saint-Joseph
trop guindé
pour un fils d’ouvrier

au Séminaire de Nicolet
bien sûr
celui des fils de la terre
celle de mon grand-père

habillé de la tête aux pieds
cravaté et ceinturé
ma mère m’a vu la quitter
à mon tour

pensionnaire de la liberté
le mariste orienteur
ne s’était pas trompé

j’ai appris bien des années plus tard
que mon père 
qui m’avait laissé au parloir
avec ma valise
un billet de cinq dollars
et un paquet de macarons
s’était arrêté à la taverne 
pour pleurer

il m’avait abandonné
pauvre lui
au bonheur de vivre


seul parmi les autres