Au coeur de l'Autre bord du lac - 1943

Au coeur de l'Autre bord du lac - 1943
Source: BAnQ - détail d'une carte postale 1943 - numérisation Gaston Gravel

vendredi 12 décembre 2014

Le 24 heures


Un gros trente secondes ...

Nous descendions la rue Saint-Augustin en courant, traversions la rue de la Plage sans regarder et nous étions rendus au p'tit lac... comme je disais, un gros trente secondes !

On pouvait s'y baigner et même pêcher le brochet...


Photo:  Roland Boudrault -  1955

... mais un beau jour, quelqu'un a décidé de moderniser notre bel étang.  Promenade asphaltée, murets de béton, clôture en acier galvanisé, fontaine en plywood, canards, chevreuils et madone allaient faire partie dorénavant de notre décor quotidien.  C'était en 1961.



Photo:  Roland Boudrault - 1961

On s'est donc mis à nourrir les chevreuils avec des chips, les canards et les outardes avec des restes de pain et les truites avec du pop-corn.  On regardait le monde d'en-dehors pêcher des truites de pisciculture et nos élites faire des tours de bateau-à-moteur alors que les touristes se promenaient en pédalo.

Puis en 1965, l'adolescence nous est tombée dessus en même temps que les Beatles et le 24 heures de La Tuque, cette compétition internationale de nage par équipe.

-  Carmen, as-tu ma cédule du moulin?  Est-ce que je travaille pendant le 24 heures?

-  Oui Lucien, tu es de minuit à 8.

-  J'appelle Ti-Ken pour changer de shift.  Je ferai 16 heures lundi.

Mon père se préparait au moins une semaine à l'avance pour le 24 heures.  Il sortait ses jumelles Tasco, coupait le gazon en avant de la maison, huilait le canard en bois pour que ses ailes tournent bien avec le vent, nettoyait son flamand rose, alignait les chaises pliantes en aluminium sur la galerie, montait la tente dans la cour arrière au cas où il y aurait trop de visite, achetait de la bière, de la liqueur et des chips.

En même temps que mon père se préparait pour la fête, le p'tit lac changeait d'allure au fur et à mesure que l'événement approchait.

Faut dire qu'on voyait tout en direct de la galerie avant de notre maison de la rue Saint-Augustin.

-  Lucien, ils viennent d'installer les gallons d'eau de javel autour du lac !

-  Demain, ce sera le quai flottant pour les relais.  Les tentes sur la plage, c'est prévu pour vendredi en après-midi.


Source et date inconnues

-  Aye p'pa, la boule de CFLM vient d'arriver !




Et ça durait des jours comme ça...

Puis les nageurs professionnels arrivaient en ville, débarquaient au Pignon Rouge pour le lunch et à l'Hôtel Windsor pour la nuit.  Plusieurs avaient des noms exotiques: Herman Willemse (le Flying Dutchman), Marwan Shidid, Abu Heif, Horacio Iglesias, Nabil El Shazli et Claudio Plitt.  Je trouvais qu'ils venaient de bien loin pour se baigner au p'tit lac.


Herman Willemse (à droite) avec Fascual Guerrero
Dover le 17 août 1959
Le Hollandais volant est âgé alors de 25 ans
Source:  www.anp-archief-nlrg

Hermand Willemse était notre idole.  Il nageait comme un poisson, son rythme normal était de 60 à 70 brasses à la minute mais ses pointes culminaient à 100 alors que le battement de ses pieds équivalait à la poussée d'un Jonhson 2 HP.

Nous aimions aussi Abu Heif et le bruit sourd de ses bras frappant l'eau, la main tendue et molle pour relaxer et durer longtemps.  Pour épater la foule, ce surhomme avait complété un tour du lac "à la nage papillon" à la toute fin de la compétition, après 24 heures d'efforts et d'endurance.  Nous étions émerveillés et nous courions autour du lac en l'encourageant  alors qu'il avançait  plus vite que nous !


Abdel Latif Abu Heif

Et puis il y avait cet américain qui se tapait le 24 heures "à la brasse", on disait la nage "grenouille", on aurait juré qu'il n'avançait pas mais non, il avançait...

Mais quand Régent Lacoursière prenait le relais du Hollandais volant et qu'il sautait à l'eau, tout le monde de La Tuque était derrière lui et on aurait bien aimé qu'il en soit de même pour les momos Lavoie qui avaient presque notre âge et restaient dans notre quartier.

Et ça durait 24 heures au grand désarroi de ma mère qui se demandait bien si on allait rentrer pour coucher.

Après le départ ...


Photo:  Écho de La Tuque


... qui fut donné une seule fois par un coup de canon de l'armée canadienne parce qu'il fit éclater la vitre de la fenêtre du salon de Léger Martel sur la rue de la Plage...


Coup de canon pour le départ de la compétition
1970
Source:  François Rivard
sur la page Je viens de ... I come from LA TUQUE

... commençait le déambulatoire autour du lac, la moitié du monde dans un sens alors que l'autre le faisait dans le sens inverse.

Mais pour nous, il n'y avait qu'un sens dans lequel il fallait marcher autour du lac Saint-Louis, le  sens inverse de celui des filles qui nous intéressaient !

-  Attention, elles s'en viennent.

-  Ben là, elles ne regardent même pas sur notre bord !

-  Ok, au prochain tour on va arriver en face.

... et c'était comme ça, jusqu'au Allô qui allait faire notre bonheur d'adolescent.

À chaque tour, nous passions devant le kiosque à patates le long de la promenade du côté de la rue de la Plage, puis devant les tables à pique-nique qui servaient à bien d'autres choses pendant le 24 heures.  Tout près, dans le pied de la côte, s'alignaient les jeux pour enfants où aboutissait le long escalier qui descendait de la rue Saint-Honoré.  En face, pour les petits, on avait construit deux piscines ... dans le lac.


Détail d'une photo de Roland Boudrault
1961

... et toute cette perspective était surveillée, que dire protégée, par une madone bien installée dans sa fausse grotte de béton alors que tant de choses se passaient dans son dos...


Source:  Appartenance Mauricie

Photo:  Don McKnight
Source:  Je viens de ... I come from LA TUQUE


Puis, on tournait face au sud vers l'enclos à chevreuils qui, regroupés le long de la clôture arrière, regardaient de leurs grands yeux de cervidés apeurés les promeneurs tournant en rond autour du lac.


L'enclos à chevreuils
Source:  Claudine Lapointe
sur la page Je viens de ... I come from LA TUQUE 

Après il commençait à y avoir du monde pas mal.  On approchait du monument des maires...


Dévoilement du monument des maires - 1961
... et un Louveteau qui dort de fatigue !
Source:  affichage original par Pierre Cantin
sur la page La Tuque, des gens, des lieux, des époques
Provenance:  Archives Gaston Gravel

... du kiosque à musique et de la galerie de la presse juste en dessous.


Photo:  Don McKnight
Source:  Je viens de ... I come from LA TUQUE


Puis, on contournait le O-100-20 avec ses comptoirs à crème glacée donnant sur le lac, sa salle de danse et son bar pour les plus vieux.


Photo:  Jean Cantin   vers 1972
Source:  La Tuque, des gens, des lieux, des époques

Enfin, le tour du lac se poursuivait le long de la plage entre les tentes Woods réservées aux équipes de nageurs et les cabines des baigneurs.  Finalement, nous revenions à notre point de départ pour un autre tour du lac.


Photo:  Don McKnight
Source:  Je viens de ... I come from LA TUQUE


Et ça durait 24 heures...


1969
Affichage original:  Joann Allard
Source:  Je viens de ... I come from LA TUQUE

Après l'euphorie du départ, suivait une période plus calme qui coïncidait avec l'heure du souper à la suite de laquelle débutait le vrai 24 heures c'est-à-dire celui de la bière, des filles d'en dehors, des gars de bicycles et des flirts en arrière de la Madone.

Inévitablement, le climat s'alourdissait et la tension montait.  Quelqu'un avait vu des Popeyes en ville.  Le Pic était arrivé avec sa gang des Sans Noms.  

Mais nos Gaulois défendaient la place...


Six de nos Gaulois en 1970
de gauche à droite:  Yvan Casoni, Guy Beaupré, Réjean Gagné,
Jean Cantin, Péco et Ricky Gauthier
Photo publiée par Jean Cantin
sur la page La Tuque, des gens, des lieux, des époques


Jean Cantin sur sa Honda 450 (avec sa permission)
1970

... et plus on avançait dans la soirée, plus les colliers et les boucles d'oreille en capsules de canette de bière s'allongeaient.  Les filles n'avaient pas encore trouver le truc pour s'en faire des sacoches mais ce n'était pas la quantité de capsules qui manquait...





Et lorsque la nuit s'installait pour vrai, il y avait de moins en moins de monde pour encourager les nageurs et de plus en plus pour squatter les tables à pique-nique à des fins pour lesquelles celles-ci n'étaient pas destinées...


Source:  La Tuque, des gens, des lieux, des époques
Provenance:  Carole Jean

... puis au petit matin, la brume matinale se levait, les spectateurs aussi et les nageurs... pauvres eux-autres ! 

Et lentement, très lentement, l'atmosphère redevenait festive et en attendant la fin des 24 heures, des compétitions de tout genre faisaient patienter la foule.


Souque à la corde - 1966
Source:  affichage de Roger Bolduc
sur la page Je viens de ... I come from LA TUQUE

Et à 15:00 pile, la compétition prenait fin, les vainqueurs étaient honorés et recevaient le lourd et imposant trophée des 24 heures de La Tuque et puis tout le monde s'en allait.


Herman Willemse et Régent Lacoursière
Champions 1965 et 1966
Photo:  Raymond Côté

Le temps de ramasser les bouteilles vides pour nous acheter une dernière patate sel et vinaigre chez Wallace, nous retrouvions notre p'tit lac, celui que nous aimions, celui qui était à nous de l'Autre bord du lac !


Photo de Roland Boudrault prise en 1942 sur les berges du p'tit lac
Source:  La Tuque, des gens, des lieux, des époques




Je tiens à remercier monsieur Roland Boudrault pour les nombreuses et très belles photographies de l'Autre bord du lac qu'il a publiées sur la page La Tuque, des gens, des lieux, des époques ainsi que Jean Cantin pour les photos de l'époque des Gaulois.