Au coeur de l'Autre bord du lac - 1943

Au coeur de l'Autre bord du lac - 1943
Source: BAnQ - détail d'une carte postale 1943 - numérisation Gaston Gravel

mardi 8 juillet 2014

Wayagamac

Le crique Wayagamac, on y allait pour la pêche à la truite en été et pour la petite chasse à l'automne.  C'était notre club de chasse et pêche à nous !

J'en parle dans mon carnet parce que le crique Wayagamac faisait partie d'une certaine manière de l'Autre bord du lac.  D'abord, il y avait les Fortin juste en face de chez nous et mon ami Jacques qui le connaissait par coeur et puis, le crique Wayagamac c'était interdit... c'était clubé et ça, de l'Autre bord du lac, on aimait beaucoup ça les interdits !  

Pêcher au crique Wayagamac n'avait rien à voir avec la pêche au lac Canard ou au lac du Pendu.  Le crique Wayagamac, c'était une vraie rivière avec des rapides, des chutes, des bassins et des remous.


Le crique Wayagamac (Wayagamac creek) est la décharge
du lac du même nom et en aval du lac Panneton,
il porte le nom de Petite Rivière Bostonnais

Nous partions de la rue Saint-Augustin à bicyclette et nous roulions jusqu'à la ferme chez Berman où nous ramassions nos vers en retournant les roches dans les champs.  Comme chez Berman il y avait un refuge pour les chiens, quand ils nous sentaient ou nous voyaient venir, c'était un tel concert de hurlements et d'aboiements qu'on ne traînait pas trop longtemps dans les parages.


La ferme chez Berman
Photo:  Jean Cantin - 1973
publiée sur La Tuque, des gens, des lieux, des époques

Puis nous roulions sur le petit chemin qui longeait le lac Panneton, nous passions devant le chalet des Bertrand et après avoir descendu et remonter deux bonnes côtes, et pédaler encore plus vite pour échapper aux deux chiens esquimaux qui nous couraient après, nous arrivions enfin aux chalets "à Lamontagne".


C'est au bout de ce chemin qu'il y avait les chalets "à Lamontagne"
avec la vue sur le pont des chars et le crique Wayagamac en contre-bas
Photo Michel Jutras - 2014


C'est à cet endroit que s'élevaient quelques cabines qui étaient louées comme chalets d'été.  En prenant une longue descente à gauche de ces chalets, nous arrivions enfin au crique Wayagamac et c'est là que nous cachions nos bicyclettes.

Et nous partions à pied, en remontant le crique, sautant d'une roche à l'autre, marchant parfois sur le tuyau 44" à demi enfoncé dans un terre-plein et ne s'attardant pas à pêcher car notre objectif c'était le pont des chars que nous apercevions déjà au loin.


Section du crique entre les chalets "à Lamontagne" et le pont des chars

Photo Michel Jutras - 2014


Le pont des chars enjambant le crique Wayagamac
Photo:  cartespleinair.org

Et c'est là, sous le pont, que débutait notre pêche.  On trouvait d'abord une talle d'aulnes et on coupait deux gaules au bout desquelles nous enroulions de la ligne noire à laquelle on attachait un hameçon, qu'on appelait aussi un ain, et une petite cale.  On appâtait avec nos vers de chez Berman et on lançait notre gréement dans le bassin au pied de la chute.  Après quelques minutes, nous avions déjà pris nos premières truites de la journée.


Photo:  fondationtruite.com

Crique Wayagamac en aval du pont des chars
Probablement lors de la crue printanière
Photo:  cartespleinair.com

Variante du mot ain
Source:  www.archives.sarthe.com

Et rapidement, arrivait l'heure du lunch.  Nous ramassions du petit bois, trouvions de l'écorce de bouleau, allumions un feu sur les rochers au bord du crique et nous faisions cuire quelques truites dans une petite poêle en fer.  Quel délice !  Et après, nous fumions nos cigarettes "à la cenne" comme de vieux pêcheurs à l'heure du break.

Après cette pause, nous entreprenions la remontée du crique en pêchant jusqu'aux deux chutes où il y avait un fosse importante et profonde.  Ces deux chutes étaient impressionnantes, surtout au printemps.  




Voici deux magnifiques photographies de Pierre Leclerc (Les Productions Eaux Vives Québec) qui a accepté bien amicalement qu'elles soient reproduites ici.


Première chute du grand bassin
Photo:  Pierre Leclerc
Les Productions Eaux Vives Québec

Deuxième chute en amont
Photo:  Pierre Leclerc
Les Productions Eaux Vives Québec
C'est là aussi que nous pouvions voir les marmites du diable, ces dépressions cylindriques creusées dans le lit du crique par le mouvement de pierres plus petites emportées par le courant dans un mouvement centrifuge sans fin, créant une érosion en forme de marmite.  Au fond de ces marmites, lorsque l'eau était basse comme au milieu de l'été, nous pouvions ramasser des roches d'une rondeur presque parfaite.


Exemple de marmite du diable dans le Gard
Photo:  Hugo Soria, Wikipédia

Après les deux chutes, nous empruntions souvent le chemin du lac Wayagamac pour aller plus rapidement vers les fosses en amont.  Ce chemin, qui en fait était l'emprise de l'ancienne voie ferrée de la ligne La Tuque - Linton, longeait le crique et le lac Wayagamac sur presque toute leur longueur.


Source:  BAnQ
Fonds Ministère des Terres et Forêts - 1908




Et c'est à partir de là qu'il ne fallait pas se faire prendre par les membres du St. Maurice Fish and Game Club qui montaient au lac à bord de leurs Jeep ou de leurs station-wagon. 


Jeep Wagoneer 1962

Nous avions tellement peur qu'ils s'arrêtent pour nous dire de nous en aller que lorsque nous les entendions venir, nous sautions dans le fossé avec nos gaules et les regardions passer à travers les branches.  

Type de pancarte clouée sur les arbres
le long du chemin du lac Wayagamac

Inquiétudes probablement inutiles puisque les limites du club s'arrêtaient au barrage et que le crique n'en faisait pas partie.  Mais comme la barrière de celui-ci était en bordure du lac Panneton, nous pensions le contraire.


Source:  BAnQ
Limites des clubs de chasse et pêche - 1908
Département des mines, de la colonisation et des pêcheries
Le tracé du chemin de fer Linton - La Tuque est très approximatif
alors que Linton apparaît comme La Tuque Jonction sur la carte

Après avoir parcouru une certaine distance sur le chemin du lac, nous redescendions le long du crique pour pêcher dans les dernières fosses et les derniers rapides avant le grand bassin en aval du barrage.  Et c'est là que nous attrapions nos plus belles truites.


Vue du bassin au pied du barrage
Photo:  cartespleinair.com



Parfois, nous nous risquions jusqu'au pied du barrage lui-même, question de montrer que le crique Wayagamac était à nous... jusqu'à sa source !


Nouveau barrage du lac Wayagamac
Photo:  ministère de l'Environnement

Après, ce n'était plus chez-nous...  c'est là que le tuyau 44" plongeait dans le lac jusqu'à sa prise d'eau.  


Photo:  L'Écho de La Tuque

Après le barrage, cette mer qui appartenait à d'autres, s'étirait sur des kilomètres.  On disait qu'il y avait, sur ses rives et sur ses îles, des chalets pour millionnaires américains, avec des peaux d'ours polaires comme tapis dans les salons, des coutelleries en or dans les cuisines et des bibliothèques complètes de livres en anglais.


Lac Wayagamac, 1907, William Notman and son
Source:  Musée McCord

Lac Wayagamac, 1907, William Notman and son
Source:  Musée McCord

Pavillon lac Wayagamac, 1907, William Notman and son
Source:  Musée McCord

Chalet principal du St. Maurice Fish and Game Club
vers 1940
Source:  La Tuque, des gens, des lieux, des époques
Photo publiée par Micheline Raîche-Roy



Je reproduis ici un extrait de mon recueil de petites histoires poétiques publié aux Éditions d'art Le Sabord en 2011.  Ce texte s'intitule Wayagamac et comme nos excursions de pêche à la truite au crique Wayagamac faisaient partie de nos activités d'été, j'en ai fait un article pour mon carnet L'Autre bord du lac.


Wayagamac

Le Wayagamac
pas le lac 
qui ne nous appartenait pas
mais le crique 
qui était à nous
le crique Wayagamac

quelques milles en bicycle
la ferme chez Berman
les chalets à Lamontagne
puis enfin le crique
large et tumultueux
jusqu’au pont du fer à cheval
où se jetait une première chute

à ses pieds 
on fumait nos cigarettes à la cenne
ou celles qu’on avait roulées 
avec des restes de tops
ceux de nos oncles 
venus fêter la veille

on parlait des filles
et de police délivrance

on coupait nos gaules 
dans une talle d’aulnes

on préparait notre ligne 
noire 
et on prenait 
nos premières truites de la journée

et c’est de là 
qu'on montait sur le pont des chars
puis sur le tuyau 44’’
jusqu’au chemin du lac Wayagamac

les oreilles dans le crin
pour entendre venir les membres 
du St. Maurice Fish and Game Club
dans leurs Station Wagon lambrissés de bois
juste à temps pour se garocher dans le fossé
pour ne pas se faire prendre

juste à temps pour ne pas se faire dire
hey ti-gars
c’tun club privé icitte
t’as pas le droit de pêcher
débarrasse

puis à nouveau le crique
plus étroit, plus profond
avec ses passerelles de bois
d’une autre époque, celle de la drave

et là, devant nous
la grande chute
noire, sans fond
celle des marmites du diable

et encore plus haut
le petit lac de la décharge
juste au pied du barrage
où étaient les plus belles truites

après
nous le savions
nous le sentions
c’était le grand lac Wayagamac
une mer dans laquelle plongeait 
l’immense tuyau alimentant la ville

une mer appartenant à des inconnus
venus d’ailleurs

une mer pour des propriétaires d’hôtel
au nom desquels
le gardien du club 
attrapait des truites de douze livres

des truites à faire empailler
des truites pour se vanter

des truites immenses
qui ne valaient pas les nôtres


©  Michel Jutras