Au coeur de l'Autre bord du lac - 1943

Au coeur de l'Autre bord du lac - 1943
Source: BAnQ - détail d'une carte postale 1943 - numérisation Gaston Gravel

lundi 29 septembre 2014

Partir de La Tuque

Au printemps 1967, on nous annonça que le Collège Champagnat abandonnait sa section du cours classique.  Nous devions donc choisir :  rester à La Tuque au scientifique ou partir en dehors pour continuer nos études classiques.







Quelques-uns choisirent le Séminaire de Trois-Rivières, d'autres le Séminaire Saint-Antoine, mais un important groupe d'étudiants décidèrent de s'inscrire au Séminaire de Nicolet.  



Source:  Musée McCord
Le séminaire de Nicolet vers 1900

Le 5 septembre 1967, nous sommes partis de La Tuque, mon père et moi dans sa Ford Custom 1952.    Ça ne jasait pas fort dans l'auto, absorbés dans nos pensées respectives.



Avec ma soeur Céline, le jour de mon départ
5 septembre 1967

En arrivant à Nicolet, nous sommes allés manger dans un petit restaurant au centre-ville.  Mon père m'a dit:  "Prends ce que tu veux" et j'ai commandé un hamburger steak.

Une fois l'inscription complétée et le dortoir visité, mon père m'a laissé au parloir et il est reparti pour La Tuque.  Bien des années plus tard, il m'a confié s'être arrêté dans une taverne pour prendre une bière et pleurer mon départ.  Je ne pensais pas ...


Percé jusques au fond du coeur

Je ne me souviens pas
de l’avoir regardé partir
lui qui croyait m’avoir abandonné
seul parmi les autres
sur le coup, bof !

pourtant le mariste orienteur
l’avait bien averti
votre fils fera des études classiques
mais il devra vous quitter

d’où venez-vous
de La Tuque
qu’est-ce que vous faites dans la vie
je travaille à la C.I.P.

ici, vous savez, nous avons formé
de nombreux médecins, des avocats, des prêtres
et des hommes politiques

viens, on s’en va

montagne ou plaine
nord ou sud
retourner ou traverser

d’où venez-vous
mon père était de Baie-du-Febvre.
qu’est-ce que vous faites dans la vie
je cherche un collège pour mon fils

paquebot de pierres grises
galerie de bréviaire
matelots endimanchés
plancher qui craque
et odeur de soupe aux choux

après avoir fait mon admission
il m’a laissé au parloir avec ma valise
un billet de cinq dollars
et un paquet de macarons

dortoir de lits de fer
plancher froid de terrazzo
casiers de tôle et cadenas à numéro
croque-mort et veilleur de nuit

pour les droits de scolarité
vos parents ont-ils de quoi payer
si vous êtes dans le besoin
un ancien pourra vous aider

corridors d’animaux empaillés
conserves de restes humains
odeur de formol
et répliques de caravelles

ici les professeurs sont en résidence
et les étudiants, en captivité
si vous avez des attirances de délinquance
méfiez-vous des samedis et des dimanches

vieilleries de monseigneur
boisé de curés
jeu de balle au mur
filles de couvent
et clôtures de privation

première sortie, aussitôt pris

vous passerez deux jours au parloir
vous connaissez Corneille
vous verrez, vous aimerez

"Percé jusques au fond du coeur
d’une atteinte imprévue aussi bien que mortelle
misérable vengeur d’une juste querelle
et malheureux objet d’une injuste rigueur
je demeure immobile et mon âme abattue
cède au coup qui me tue."


©  Michel Jutras



Le jour de la rentrée, nous étions une bonne quinzaine de garçons de La Tuque, entre 15 et 16 ans:  Louis Crête, Jean-Pierre Girard, Jean-Pierre Aubut, Pierre Bouchard, Guy Bourassa, Pierre Dumont, Pierre Filion, Claude Frenette, Roger Harvey, Michel Jutras, Gilles Lepage, Jacques MacDonald, Jacques Mercier, Benoît Moisan, Paul Riberdy et Guy Trottier.



De gauche à droite:  Pierre Dumont, Benoît Moisan, Guy Bourassa
Luciano Benvenuto, Claude Frenette, Michel Jutras


Vous aviez dit classiques

À mon père vous aviez dit
que les cours étaient classiques
va pour le grec et le latin
prêtrise oblige

mais pour la chimie
avec John John
qui écrivait de la main droite
au tableau noir
ses formules alambiquées
et de l’autre
sortait son paquet de tabac
puis son papier à cigarette
et réussissait à rouler celle-ci
d’une seule main
à craquer une allumette
et à fumer devant toute sa classe
conquise

mais pour l’anglais
avec ce petit homme
replié et fripé
ses lunettes sur le bout du nez
et sa langue seconde à temps plein
sous prétexte de nous immerger

mais pour l’éducation physique
avec ce boucher
qui donnait dans l’équarrissage
et n’avait de contentement
que lorsque ses élèves
en bavaient suffisamment
pour vomir d’épuisement
il faut dire toutefois
qu’il avait une grande qualité
celle de conduire une Camaro SS décapotable
de l’année

mais pour la musique
avec ce pianiste qui en jouait
plus qu’il ne l’enseignait
et dont les cours étaient de vrais récitals
et ses examens, de vraies farces

mais pour l’histoire
avec ce jeune révolutionnaire
qui n’était guère plus âgé que nous
et qui pratiquait sa matière
avec son Front de libération

mais pour les mathématiques
avec cet Einstein de  l’acoustique
dont la passion était l’amplification
et qui nous traitait d’imbéciles et de cons
s’il jugeait que notre écoute n’était pas
à la hauteur de ses inventions

à mon père
vous aviez dit qu’ils étaient classiques
vous parliez des cours sans doute


©  Michel Jutras




Au centre, Robert Comeau, notre professeur d'histoire
entouré de Jean Proulx et Simon Baril

"Burnett" le prof d'anglais

L'abbé Savoie, professeur de chimie et rouleur de cigarettes




La journée où le Séminaire de Nicolet a fermé ses portes, nous étions encore douze étudiants de La Tuque.  


Lucy in the sky with diamonds

La mer est déchaînée
le vaisseau va sombrer
la fin est proche

sans trop le savoir
notre univers classique
était sur le point de disparaître
abandonnant sur place
Racine et Corneille
le latin et le grec
l’histoire ancienne
la guerre des Gaules et celle du Péloponnèse

le jour du naufrage
à l’aube
les excavatrices firent leur apparition
les prêtres du séminaire déménageaient
en emportant leurs morts

les opérateurs de machinerie lourde
déterraient des tombes pourries
en sortaient, entiers ou par morceau
des corps putréfiés
enrobés dans leurs soutanes
les mains jointes
autour d’un chapelet rouillé
pendant que leurs semblables
encore en vie
se signaient et priaient

sur les monticules
de cette terre sainte
devant une scène de fin du monde
les derniers étudiants
d’une époque à l’agonie
fumaient, bavardaient et riaient
au son de Lucy in the sky with diamonds. 


©  Michel Jutras



Voici les photos des douze étudiants de La Tuque (photos tirées du dernier album des finissants du Séminaire de Nicolet - mai 1969). 

























Le séminaire de Nicolet (2004) maintenant l'Institut de police du Québec
Source:  Le répertoire du patrimoine culturel du Québec, MCCCQ



mardi 16 septembre 2014

Le Nouvelliste

Pour un flo de l'Autre bord du lac, avoir sa run du Nouvelliste, c'était quelque chose !  J'ai obtenu la mienne en 1962 à l'âge de dix ans quand André Duchesneau, qui demeurait sur la rue Saint-Louis, n'en voulait plus.  Soixante-neuf journaux à livrer tous les matins avant d'aller à l'école et le samedi alors que le journal pesait le double de son poids habituel à cause du Perspectives.

Soixante-neuf journaux distribués dans une suite logique et immuable.


Les rues de ma run

On part, il est 6:30 du matin ...  

1.    chez Oscar Dicaire à côté de chez-nous et qui était sourd à temps partiel  
2.    en haut, dans un petit logement, chez François Frigon
3.    on coupe à travers le champ et on sort entre les sheds, rue Saint-Louis, chez madame Déry au sous-sol
4.    puis chez les Chouinard au rez-de-chaussée


Photo:  Google street view - 2014

5.    et en haut au premier étage
6.    et on remonte la côte, chez Marcien Duchesneau
7.    chez les Hayes, on livre en haut et on se fait payer à la cave


Maison des Hayes
Photo:  Michel Jutras - 2014

8.    chez Éva Paré qui était standardiste chez Dubois Taxi


Maison de Éva Paré
Photo:  Michel Jutras - 2014

9.    on traverse de l'autre côté de la rue, chez Arthur Corriveau
10.  et on revient chez le barbier Séguin qui opérait son salon à l'arrière de l'hôtel Saint-Roch
11.  chez les Aubé juste à côté
12.  et finalement chez les Châteauneuf sur le coin de la rue
13.  puis on redescend la rue Saint-Michel, chez les Guillemette et mon ami André
14.  et chez Émile Paré qui me demandait toujours, le jour de la collecte: "Veux-tu que je signe en anglais"


Maison de Émile Paré
Photo:  Michel Jutras - 2014

15.  et on revient sur ses pas en remontant la rue Saint-Michel, chez les Béland au coin Saint-Louis   
16.  de l'autre côté de la rue, chez monsieur Bourassa  
17.  et on retraverse chez les Déziel, rue Saint-Michel


Maison des Déziel
Photo:  Michel Jutras - 2014

18.  et on tourne à droite sur l'avenue Brown, chez Florence Tremblay qui connaissait le mot pourboire
19.  chez la police Gérald Tremblay   
20.  et juste à côté chez une dame aux ongles très longs et bien manucurés   
21.  chez Léo Lebel qui tenait un petit restaurant-dépanneur avec machines-à-boules  
22.  chez les Thibeault


Maison des Thibeault
Photo:  Michel Jutras - 2014

23.  puis sur la rue Gouin, chez Vallée au premier étage d'une maison adossée à la voie ferrée
24.  chez les Arpin  
25.  chez les Lebel


Maison des Lebel
Photo:  Michel Jutras - 2014

26.  chez les Rochette où il y avait un vrai studio de télévision (RALT-TV)
27.  chez les Olsen juste en face
28.  et retour sur la rue Saint-Louis, chez Léonard Ferguson


Maison des Ferguson
Photo:  Michel Jutras - 2014

29.  et chez sa soeur qui habitait au premier et que je ne voyais jamais parce qu'elle laissait toujours  l'argent pour la semaine sur la deuxième marche qui montait à son logement
30.  chez Thériault juste en face  
31.  et on descend la rue de la Plage, chez Armand Lortie 
32.  puis chez Eugène Martel qui me payait tout le temps en cennes noires 
33.  chez son frère Léger et son épouse tellement charmante


Maison de Léger Martel
Photo:  Michel Jutras - 2014

34.  puis on remonte la rue Saint-Paul, chez Odilon Lajoie qui payait à l'année


Maison de Odilon Lajoie
Photo:  Michel Jutras 0214

35.  chez les Beaumont   
36.  et chez les Thivierge au-dessus   
37.  chez les Marcotte  
38.  chez les Bérubé dont Neil, mon ami, qui avait un bicycle avec des tires ballounes
39.  chez les Girard  
40.  de l'autre côté de la rue, chez madame Lucien Lortie


Maison des Lortie
Photo:  Michel Jutras - 2014

41.  puis au premier étage de la même maison
42.  et on redescend Saint-Michel, chez le vieux monsieur Larouche qui s'appliquait tellement bien à apposer sa signature dans le calepin brun du Nouvelliste au son du tic-tac de sa vieille horloge


Maison de Cyrille Larouche
Photo:  Michel Jutras - 2014

43.  chez Jean-Marie Girard qui était boucher de profession
44.  et chez une autre famille de Girard juste en face
45.  et à l'étage, chez les Bérubé dont Nelson avait mon âge 
46.  finalement, on remonte la rue Saint-Augustin, chez le vieux monsieur Tremblay


Maison de monsieur Tremblay
Photo:  Michel Jutras - 2014

47.  chez Armand Charland qui payait au mois   
48.  chez Léo Boutet où il y avait tellement de filles dans la maison


Maison de Léo Boutet
Photo:  Michel Jutras - 2014
  
49.  chez madame Desroches dont le mari était décédé dans un gros accident au volant de sa Desoto   
50.  chez les Beaudin qui était d'une autre religion  
51.  chez John O'Farrell dont l'épouse nous surveillait tout le temps en écartant le rideau de son salon


Maison de John O'Farrell
Photo:  Michel Jutras - 2014

52.  chez la police Dion au-dessus 
53.  chez Paulo Fortin au sous-sol
54.  et juste à côté, chez Clément Fortin et mon ami Jacques
55.  chez les Mercier et ma voisine Évelyne  
56.  et un gratis pour chez nous !


Maison familiale des Jutras
Archives familiales


Pause déjeuner 

Et on repart avec les journaux pour la côte Saint-Louis

57.  chez Ovide Gauthier  
58.  chez Jean-Paul Tremblay dans le bloc "à Potvin"


Le bloc "à Potvin"
Photo:  Michel Jutras - 2014



59.  chez Albert Parent dans le même bloc   
60.  chez les Girard, au fonds de la cour  
61.  chez les Cayer qui restaient dans l'ancienne maison d'Arthur Dubord  
62.  chez les Dufresne  
63.  chez Eutrope Landry 
64.  chez les Dufour de l'autre côté de la rue
65.  dans une des petites maisons jumelles


Les jumelles
Photo:  Michel Jutras - 2014

66.  chez les Fortier

Maison des Fortier
Photo:  Michel Jutras - 2014

67.  et dans une masure qui n'existe plus dans le fonds de la cour 
68.  puis au rez-de-chaussée d'une maison à logement
69.  et le dernier au comptoir du restaurant le Pignon Rouge





C'est terminé pour ce matin.  Faut maintenant continuer jusqu'au collège Saint-Zéphirin !

Le samedi, je feuilletais le Perspectives tout en livrant mes journaux et la page qui m'intéressait le plus était évidemment celle consacrée aux joueurs de hockey de la Ligue Nationale.  Il y en avait une par semaine et je les collectionnais toutes.

Page du magazine Perspectives 1962
Le jeudi, à chaque semaine à l'heure du souper, c'était jour de collection.  Il fallait faire le tour de tous nos abonnés et leur réclamer le prix de la semaine.

Quand j'ai commencé en 1962, le tarif était de 0,35$ par semaine et j'avais 69 abonnés.  Je revenais de ma collection les poches lourdes de petit change.

Nous devions consigner dans un calepin brun, et sur la page de chaque abonné, le paiement reçu et celui-ci devait y apposer sa signature.  La plupart me laissait un pourboire de 5 cents.  Quelques-uns ne me laissaient rien.  La plus généreuse était Florence Tremblay de l'avenue Brown.  Elle qui travaillait dans un restaurant de la rue Saint-Louis près de la gare connaissait bien le mot pourboire et il n'était pas rare qu'elle me payait avec un 50 cents rond en me disant:  "Garde le change mon beau Michel."  Je l'aimais beaucoup Florence !





À chaque semaine, il fallait passer au bureau du Nouvelliste sur la rue Saint-Joseph pour remettre l'argent de la collection dans la petite enveloppe brune détaillant le dépôt.  Que nos abonnés aient payé ou non, il fallait remettre le montant dû pour chacun.  Un jour qu'un de mes abonnés me devait quatre semaines d'arrérages, je tentai d'expliquer la chose au responsable du bureau qui, pour toute réponse, me dit:  "Coupe-le !"  Je pris donc mon courage à deux mains, et à dix ans il ne pèse pas lourd le courage, et je me présentai chez la dame pour lui dire:  "Vous me devez quatre semaines, si vous ne me payez pas, je vais vous couper !"  Et la dame de m'expliquer que son mari buvait toutes ses paies et que s'il apprenait que je le coupais, il ferait une sainte colère.  J'acceptai donc qu'elle me paie à tempérament ce qu'elle me devait et je continuai à lui livrer son Nouvelliste chaque jour.

J'adorais passer Le Nouvelliste, attendre à l'aube le camion d'un drôle de vert et le voir s'arrêter devant la maison de la rue Saint-Augustin.  Je saluais le livreur qui, cigarette au bec, lançait les paquets de journaux sur la galerie.  Je sortais alors mes pinces, coupait les broches qui enveloppaient les journaux avant de les déposer dans ma poche en coton beige où était inscrit en grosses lettres LE NOUVELLISTE et je partais le coeur joyeux vers mes premiers abonnés.

J'en rêve encore la nuit !


Mon sac de camelot du Nouvelliste
L'original en coton et ce fameux "drôle de vert"





mardi 2 septembre 2014

Albert Jutras

En 1915, mon grand-père Albert Jutras acheta pour 200$ un terrain sur la rue Saint-Augustin pour y  construire sa maison peu de temps après.  Il y passera la grande partie de sa vie et la quittera, bien malgré lui, en 1965.


Source:  BAnQ
Chase E. Goad Co. (Toronto) 1914
Le tracé des rues de l'Autre bord du lac est approximatif


La maison de la rue Saint-Augustin vers 1940

Albert Jutras est né le 17 juin 1882 à New Bedford au Massachusetts.  Son père, Eugène, né à Saint-Zéphirin-de-Courval, s'était marié l'année précédente avec Albertine Côté à Sainte-Brigitte-des-Sault et ils étaient partis aussitôt pour les États-Unis au début de ce qui allait être la plus grande vague d'émigration du Québec.

New Bedford MA vers 1890
avec l'éclairage à arc au carbone et son bras de suspension ajustable
Source:  New Bedford Whaling National Historical Park

Ils ne resteront que quelques années aux États-Unis et dès 1886, la famille est de retour au Québec.  Mon grand-père était le plus vieux des cinq enfants Jutras dont trois sont décédés en bas âge.  Il passera sa jeunesse à Sainte-Brigitte-des-Sault près de Nicolet.  En 1898, on le voit sur une photo prise devant un camp de bûcherons avec son père.  Il n'a que seize ans.


1898 - camp de bûcherons (possiblement à Jackman dans le Maine)
Albert, mon grand-père, première rangée, deuxième à partir de la gauche
Eugène, mon arrière-grand-père, deuxième rangée, troisième à partir de la gauche
Source:  archives familiales

Albert Jutras s'est marié une première fois à l'âge de 22 ans.  Il a épousé Marie Houle le 15 février 1904 à l'église de Sainte-Monique.  Ils se sont établis à Asbestos et ensemble, ils ont eu cinq enfants:  Lorenzo (décédé en bas âge), Fernando, Germaine, Armand et Marguerite.  Le 8 février 1911, cinq jours après la naissance de leur dernière fille, Marie Houle décédait des suites de son accouchement.


Albert Jutras et son épouse Marie Houle, leur fils Fernando
et mon arrière-grand-père Eugène en 1906
Source:  archives familiales

Lors du recensement de 1911, Albert Jutras est veuf et il est seul avec son fils Fernando.  Il s'est résigné à placer ses deux filles alors qu'Armand apparaît au recensement comme le fils adoptif de Donat Barbeau.  Mon grand-père l'aurait donné, comme on disait à l'époque, après le décès de sa femme.  Il ne l'a jamais revu par la suite.  Quand nous étions jeunes, mon grand-père nous confiait à l'occasion qu'il se demandait bien où vivait son fils Armand... peut-être aux États-Unis...  Il gardait précieusement une carte-photo qu'Armand lui avait fait parvenir lors de sa communion solennelle.


Carte-photo 1923
Armand Jutras
Source:  archives familiales

Endos de la carte-photo

Cinq ans après le décès de sa première femme, Albert Jutras épousera Exavérina Fréchette le 18 janvier 1916 à l'église de Saint-Zéphirin-de-Courval.

Mon grand-père connaissait déjà Exavérina puisqu'il avait déjà demandé sa main alors qu'il avait seulement dix-neuf ans mais le père de sa bien-aimée lui refusa.  Entre-temps, Exavérina s'était mariée à Joseph Grandmont avec qui elle avait eu deux enfants, Annette et Émile, mais son premier mari était décédé en 1911.

Albert et Exavérina partent donc s'établir à La Tuque au 48 de la rue Saint-Augustin alors que mon grand-père a bon espoir de travailler pour la Brown où il entrera finalement en 1917.

Ensemble ils auront quatre enfants:  Alberta (décédée à l'âge de 11 mois), Marie-Ange, Raoul et Charles-Victor  (décédé à l'âge de 17 jours).  Exavérina mourra 17 jours après le décès prématuré de son dernier enfant, le 21 décembre 1919.  Pour une deuxième fois, mon grand-père est veuf et doit se résigner encore une fois à placer ses enfants.  Les deux enfants Grandmont iront vivre chez leur grand-mère maternelle alors qu'il donnera son fils Raoul à Georges Nadeau de la rue Tessier.  Raoul portera le nom de son père adoptif toute sa vie.

Ce n'est qu'au début des années '60, que Raoul reverra son père dans la maison familial.  Cette rencontre au salon de la maison de la rue Saint-Augustin sera remplie d'émotions.  "Papa, c'est moi Raoul, votre garçon..."  Nous sommes tous allés à la cuisine pour les laisser seul à seul.

Au début de 1920, la situation de mon grand-père est extrêmement difficile.   Il est veuf pour une deuxième fois alors que Fernando et Marie-Ange demeurent avec lui et que tous ses autres enfants ont été placés ou donnés.


De gauche à droite:  Émile Grandmont, Raoul Jutras,
Marie-Ange Jutras,  Annette Grandmont et Fernando Jutras
Septembre 1919
Archives familiales

En novembre 1920, presqu'un an après le décès de sa deuxième femme, mon grand-père se mariera avec Lumina Duval qu'il avait rencontrée à l'hôtel Kennebec de Lévis où elle travaillait comme serveuse.  Comme il lui arrivait de travailler occasionnellement dans les chantiers de Jackman, Albert partait de La Tuque, descendait jusqu'à Lévis, empruntait par la suite la route Chaudière-Kennebec pour se rendre dans le Maine après avoir traverser toute la Beauce.


L'hôtel Kennebec à Lévis en 1910 (partie droite de l'édifice)
Photo:  A. R. Roy
Source:  BAnQ

Le mariage aura lieu à l'église de Saint-Roch-des-Aulnaies.  

L'église de Saint-Roch-des-Aulnaies - 1951
Photo:  Gérard Morisset
Source:  BAnQ

Lumina avait 31 ans et elle était veuve d'un premier mari, Auguste Dubé, avec qui elle avait eu quatre enfants dont deux encore vivants:  Émile et Denis.

En 1921, lors du recensement, mon grand-père, qui a trente-huit ans, habite au 34 rue Saint-Augustin  à La Tuque avec sa femme Lumina, son fils Fernando âgé de quinze ans, né de son premier mariage,  sa fille Marie-Ange âgée de trois ans, née de son deuxième mariage, et finalement un des deux fils de Lumina, Denis Dubé, qui lui n'a que deux ans.  Mon grand-père travaille alors à la Brown comme Pump man et ses revenus ont été de 1 400$ au cours de la précédente année.  Fernando partira de la maison quelques années plus tard alors que Marie-Ange sera placée chez sa grand-mère maternelle.

Ensemble, Lumina et Albert auront cinq enfants:  Alberta (Bertha), Fernande, Lionel, Lucien et Thérèse.

Ma grand-mère est décédée en 1940 et mon grand-père est devenu veuf pour une troisième fois.


De gauche à droite:  Émile et Denis Dubé, Lumina Duval,
mon père Lucien Jutras, mon grand-père Albert Jutras, Lionel, Fernande et Bertha Jutras
1929

Albert Jutras qui avait été embauché à la Brown en 1917,  y travaillera jusqu'à l'âge de 69 ans.  On le voit ici avec ses amis du moulin (première rangée, deuxième à partir de la gauche).  Mon grand-père portait sa veste de laine verte qu'il gardait même à la maison, après le travail.  


Vers 1940 - Archives familiales
de gauche à droite
première rangée:  Alfred Frenette, Albert Jutras, ..., M. Hébert
deuxième rangée:  ..., ..., ..., ...,  ...,
troisième rangée:  Henri Lavoie, M. Gobeil, M. Martel, ...,
quatrième rangée:  François Paré,..., Wellie Hallé 

Vers 1940 - archives familiales
Un autre groupe de travailleurs à la Brown

À l'endos de la photo précédente, mon grand-père Albert Jutras
avait inscrit à la main le nom de ses amis



Albert Jutras était pieux.  Il allait à la messe tous les jours et récitait son chapelet dans sa chambre tous les soirs.  Il faisait partie des Zouaves de La Tuque et entretenait religieusement son habit de cérémonie.


1927
Lors du grand rassemblement des Zouaves à La Tuque en 1927
Albert Jutras, debout, deuxième à partir de la gauche
Archives familiales


Mon grand-père était fier de sa maison et il aimait y faire de petits travaux d'entretien.


1950

1950

Mon grand-père aimait beaucoup les pique-niques en famille ...

comme ceux au p'tit lac...


1953

ou au Beaumont, appuyé contre l'auto ...


1956

ou simplement dans la cour arrière ...


1953

Il m'emmenait voir des parties de baseball au stade de la ville et les lutteurs au vieil aréna.  Il disait souvent à ma mère:  "Carmen, je m'en vais jouer aux dames avec Michel dans la cave."  Et ma mère lui répondait:  "Monsieur Jutras, jouez pas à l'argent avec Michel."  Mais on gageait quand même cinq cennes la partie!

Mais ce qu'il aimait par-dessus tout, s'était de se retrouver seul au chalet du lac Brochet à la Bostonnais où il travaillait à défricher le terrain et couper du bois.



La dernière photo avec mon grand-père et ma soeur Céline
dans la cour arrière de la maison de la rue Saint-Augustin
1962

Mon grand-père Albert Jutras a été un pionnier de l'Autre bord du lac.  Il y est arrivé parmi les premiers, y a construit lui-même sa maison, a travaillé à la Brown de 1917 à 1951 et a contribué à donner une âme à son quartier.


P. S.  Je tiens à remercier mon frère Jacques qui a fait en 1998 et 1999 une remarquable recherche généalogique sur les Jutras,  retraçant les actes de mariage, de naissance et de décès aux Archives nationales et dans les presbytères de plusieurs paroisses, à une époque pas si lointaine où peu de données étaient disponibles sur Internet.


Ce texte, que j'ai écrit pour mon grand-père, a été publié en 2011 dans mon recueil L'Autre bord du lac aux Éditions d'art Le Sabord.


Pepére


Il ne voulait pas qu’on l’appelle
grand-père
encore moins grand-papa
il aimait mieux 
pepére

je ne sais pas pourquoi 
il préférait ce nom
mais au fond il lui allait bien
puisque sa chambre 
sentait vraiment le vieux

pepére était trapu, lourd et ventru
il avait des mains 
comme des pinces monseigneur
et chaussait des bottines Doctor’s

il portait des combinaisons de laine
à l’année longue
disant qu’elles étaient chaudes en hiver
et fraîches en été

dans sa maison de l’autre bord du lac
ma mère était entrée 
un an avant la télévision
au bras de son plus jeune fils
le dernier de sa troisième femme

faut dire que pepére 
traînait toute une vie
derrière lui

né en1882
au Massachusetts
comme c’était la mode à l’époque
il s’était marié une première fois 
et avait eu cinq enfants

puis une deuxième fois 
à une veuve qui en avait déjà deux
et avec qui il en eut quatre autres

enfin une dernière fois 
avec une femme au nom lumineux
qui en avait déjà eu quatre
et avec qui il en eu cinq de plus

une fois, deux fois, trois fois
adjugé
il avait gagné des enfants
à ne plus savoir où les mettre
et de temps en temps il en donnait un
pour faire de la place aux suivants

pepére avait quitté en 1915 sa terre sudiste
qui ne suffisait plus à la tâche
pour travailler plus au nord
dans un moulin à papier
qui lui avait bien arraché un doigt
mais pas sa fierté

en 1951
après trente-six ans au moulin
six jours par semaine
et le dimanche pour le bon dieu
il prit sa retraite à l’âge de 69 ans

toute sa fortune
était déposée au fond d’une boîte métallique 
noire et fermée à clé
que nous avions réussi à ouvrir
ma soeur et moi
pour la refermer aussitôt
en jurant de garder ce grand secret

un jour qu’il avait 82 ans
je le vis 
harnaché de chaînes
s’attaquer à une souche
grosse comme ce n’est pas possible

il donnait du torse, des épaules et du cou
comme un cheval de trait
pour vaincre ce tronc d’arbre
que la terre retenait 
par ses racines et son histoire de misère

et j’ai compris cette fois-là
pourquoi il voulait qu’on l’appelle 
pepére
un grand-père, c’est beaucoup trop fragile

un soir de juillet 1965
après le souper
pepére s’est levé de table
il a prononcé le nom de ma mère
puis s’est écroulé 
sur le plancher de la cuisine
abandonnant sa canne
et sa vie


©  Michel Jutras