Au coeur de l'Autre bord du lac - 1943

Au coeur de l'Autre bord du lac - 1943
Source: BAnQ - détail d'une carte postale 1943 - numérisation Gaston Gravel

lundi 29 septembre 2014

Partir de La Tuque

Au printemps 1967, on nous annonça que le Collège Champagnat abandonnait sa section du cours classique.  Nous devions donc choisir :  rester à La Tuque au scientifique ou partir en dehors pour continuer nos études classiques.







Quelques-uns choisirent le Séminaire de Trois-Rivières, d'autres le Séminaire Saint-Antoine, mais un important groupe d'étudiants décidèrent de s'inscrire au Séminaire de Nicolet.  



Source:  Musée McCord
Le séminaire de Nicolet vers 1900

Le 5 septembre 1967, nous sommes partis de La Tuque, mon père et moi dans sa Ford Custom 1952.    Ça ne jasait pas fort dans l'auto, absorbés dans nos pensées respectives.



Avec ma soeur Céline, le jour de mon départ
5 septembre 1967

En arrivant à Nicolet, nous sommes allés manger dans un petit restaurant au centre-ville.  Mon père m'a dit:  "Prends ce que tu veux" et j'ai commandé un hamburger steak.

Une fois l'inscription complétée et le dortoir visité, mon père m'a laissé au parloir et il est reparti pour La Tuque.  Bien des années plus tard, il m'a confié s'être arrêté dans une taverne pour prendre une bière et pleurer mon départ.  Je ne pensais pas ...


Percé jusques au fond du coeur

Je ne me souviens pas
de l’avoir regardé partir
lui qui croyait m’avoir abandonné
seul parmi les autres
sur le coup, bof !

pourtant le mariste orienteur
l’avait bien averti
votre fils fera des études classiques
mais il devra vous quitter

d’où venez-vous
de La Tuque
qu’est-ce que vous faites dans la vie
je travaille à la C.I.P.

ici, vous savez, nous avons formé
de nombreux médecins, des avocats, des prêtres
et des hommes politiques

viens, on s’en va

montagne ou plaine
nord ou sud
retourner ou traverser

d’où venez-vous
mon père était de Baie-du-Febvre.
qu’est-ce que vous faites dans la vie
je cherche un collège pour mon fils

paquebot de pierres grises
galerie de bréviaire
matelots endimanchés
plancher qui craque
et odeur de soupe aux choux

après avoir fait mon admission
il m’a laissé au parloir avec ma valise
un billet de cinq dollars
et un paquet de macarons

dortoir de lits de fer
plancher froid de terrazzo
casiers de tôle et cadenas à numéro
croque-mort et veilleur de nuit

pour les droits de scolarité
vos parents ont-ils de quoi payer
si vous êtes dans le besoin
un ancien pourra vous aider

corridors d’animaux empaillés
conserves de restes humains
odeur de formol
et répliques de caravelles

ici les professeurs sont en résidence
et les étudiants, en captivité
si vous avez des attirances de délinquance
méfiez-vous des samedis et des dimanches

vieilleries de monseigneur
boisé de curés
jeu de balle au mur
filles de couvent
et clôtures de privation

première sortie, aussitôt pris

vous passerez deux jours au parloir
vous connaissez Corneille
vous verrez, vous aimerez

"Percé jusques au fond du coeur
d’une atteinte imprévue aussi bien que mortelle
misérable vengeur d’une juste querelle
et malheureux objet d’une injuste rigueur
je demeure immobile et mon âme abattue
cède au coup qui me tue."


©  Michel Jutras



Le jour de la rentrée, nous étions une bonne quinzaine de garçons de La Tuque, entre 15 et 16 ans:  Louis Crête, Jean-Pierre Girard, Jean-Pierre Aubut, Pierre Bouchard, Guy Bourassa, Pierre Dumont, Pierre Filion, Claude Frenette, Roger Harvey, Michel Jutras, Gilles Lepage, Jacques MacDonald, Jacques Mercier, Benoît Moisan, Paul Riberdy et Guy Trottier.



De gauche à droite:  Pierre Dumont, Benoît Moisan, Guy Bourassa
Luciano Benvenuto, Claude Frenette, Michel Jutras


Vous aviez dit classiques

À mon père vous aviez dit
que les cours étaient classiques
va pour le grec et le latin
prêtrise oblige

mais pour la chimie
avec John John
qui écrivait de la main droite
au tableau noir
ses formules alambiquées
et de l’autre
sortait son paquet de tabac
puis son papier à cigarette
et réussissait à rouler celle-ci
d’une seule main
à craquer une allumette
et à fumer devant toute sa classe
conquise

mais pour l’anglais
avec ce petit homme
replié et fripé
ses lunettes sur le bout du nez
et sa langue seconde à temps plein
sous prétexte de nous immerger

mais pour l’éducation physique
avec ce boucher
qui donnait dans l’équarrissage
et n’avait de contentement
que lorsque ses élèves
en bavaient suffisamment
pour vomir d’épuisement
il faut dire toutefois
qu’il avait une grande qualité
celle de conduire une Camaro SS décapotable
de l’année

mais pour la musique
avec ce pianiste qui en jouait
plus qu’il ne l’enseignait
et dont les cours étaient de vrais récitals
et ses examens, de vraies farces

mais pour l’histoire
avec ce jeune révolutionnaire
qui n’était guère plus âgé que nous
et qui pratiquait sa matière
avec son Front de libération

mais pour les mathématiques
avec cet Einstein de  l’acoustique
dont la passion était l’amplification
et qui nous traitait d’imbéciles et de cons
s’il jugeait que notre écoute n’était pas
à la hauteur de ses inventions

à mon père
vous aviez dit qu’ils étaient classiques
vous parliez des cours sans doute


©  Michel Jutras




Au centre, Robert Comeau, notre professeur d'histoire
entouré de Jean Proulx et Simon Baril

"Burnett" le prof d'anglais

L'abbé Savoie, professeur de chimie et rouleur de cigarettes




La journée où le Séminaire de Nicolet a fermé ses portes, nous étions encore douze étudiants de La Tuque.  


Lucy in the sky with diamonds

La mer est déchaînée
le vaisseau va sombrer
la fin est proche

sans trop le savoir
notre univers classique
était sur le point de disparaître
abandonnant sur place
Racine et Corneille
le latin et le grec
l’histoire ancienne
la guerre des Gaules et celle du Péloponnèse

le jour du naufrage
à l’aube
les excavatrices firent leur apparition
les prêtres du séminaire déménageaient
en emportant leurs morts

les opérateurs de machinerie lourde
déterraient des tombes pourries
en sortaient, entiers ou par morceau
des corps putréfiés
enrobés dans leurs soutanes
les mains jointes
autour d’un chapelet rouillé
pendant que leurs semblables
encore en vie
se signaient et priaient

sur les monticules
de cette terre sainte
devant une scène de fin du monde
les derniers étudiants
d’une époque à l’agonie
fumaient, bavardaient et riaient
au son de Lucy in the sky with diamonds. 


©  Michel Jutras



Voici les photos des douze étudiants de La Tuque (photos tirées du dernier album des finissants du Séminaire de Nicolet - mai 1969). 

























Le séminaire de Nicolet (2004) maintenant l'Institut de police du Québec
Source:  Le répertoire du patrimoine culturel du Québec, MCCCQ



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