En 1915, mon grand-père Albert Jutras acheta pour 200$ un terrain sur la rue Saint-Augustin pour y construire sa maison peu de temps après. Il y passera la grande partie de sa vie et la quittera, bien malgré lui, en 1965.
Source: BAnQ Chase E. Goad Co. (Toronto) 1914 Le tracé des rues de l'Autre bord du lac est approximatif |
La maison de la rue Saint-Augustin vers 1940 |
Albert Jutras est né le 17 juin 1882 à New Bedford au Massachusetts. Son père, Eugène, né à Saint-Zéphirin-de-Courval, s'était marié l'année précédente avec Albertine Côté à Sainte-Brigitte-des-Sault et ils étaient partis aussitôt pour les États-Unis au début de ce qui allait être la plus grande vague d'émigration du Québec.
New Bedford MA vers 1890 avec l'éclairage à arc au carbone et son bras de suspension ajustable Source: New Bedford Whaling National Historical Park |
Ils ne resteront que quelques années aux États-Unis et dès 1886, la famille est de retour au Québec. Mon grand-père était le plus vieux des cinq enfants Jutras dont trois sont décédés en bas âge. Il passera sa jeunesse à Sainte-Brigitte-des-Sault près de Nicolet. En 1898, on le voit sur une photo prise devant un camp de bûcherons avec son père. Il n'a que seize ans.
Albert Jutras s'est marié une première fois à l'âge de 22 ans. Il a épousé Marie Houle le 15 février 1904 à l'église de Sainte-Monique. Ils se sont établis à Asbestos et ensemble, ils ont eu cinq enfants: Lorenzo (décédé en bas âge), Fernando, Germaine, Armand et Marguerite. Le 8 février 1911, cinq jours après la naissance de leur dernière fille, Marie Houle décédait des suites de son accouchement.
Albert Jutras et son épouse Marie Houle, leur fils Fernando et mon arrière-grand-père Eugène en 1906 Source: archives familiales |
Lors du recensement de 1911, Albert Jutras est veuf et il est seul avec son fils Fernando. Il s'est résigné à placer ses deux filles alors qu'Armand apparaît au recensement comme le fils adoptif de Donat Barbeau. Mon grand-père l'aurait donné, comme on disait à l'époque, après le décès de sa femme. Il ne l'a jamais revu par la suite. Quand nous étions jeunes, mon grand-père nous confiait à l'occasion qu'il se demandait bien où vivait son fils Armand... peut-être aux États-Unis... Il gardait précieusement une carte-photo qu'Armand lui avait fait parvenir lors de sa communion solennelle.
Carte-photo 1923 Armand Jutras Source: archives familiales |
Endos de la carte-photo |
Cinq ans après le décès de sa première femme, Albert Jutras épousera Exavérina Fréchette le 18 janvier 1916 à l'église de Saint-Zéphirin-de-Courval.
Mon grand-père connaissait déjà Exavérina puisqu'il avait déjà demandé sa main alors qu'il avait seulement dix-neuf ans mais le père de sa bien-aimée lui refusa. Entre-temps, Exavérina s'était mariée à Joseph Grandmont avec qui elle avait eu deux enfants, Annette et Émile, mais son premier mari était décédé en 1911.
Albert et Exavérina partent donc s'établir à La Tuque au 48 de la rue Saint-Augustin alors que mon grand-père a bon espoir de travailler pour la Brown où il entrera finalement en 1917.
Ensemble ils auront quatre enfants: Alberta (décédée à l'âge de 11 mois), Marie-Ange, Raoul et Charles-Victor (décédé à l'âge de 17 jours). Exavérina mourra 17 jours après le décès prématuré de son dernier enfant, le 21 décembre 1919. Pour une deuxième fois, mon grand-père est veuf et doit se résigner encore une fois à placer ses enfants. Les deux enfants Grandmont iront vivre chez leur grand-mère maternelle alors qu'il donnera son fils Raoul à Georges Nadeau de la rue Tessier. Raoul portera le nom de son père adoptif toute sa vie.
Ce n'est qu'au début des années '60, que Raoul reverra son père dans la maison familial. Cette rencontre au salon de la maison de la rue Saint-Augustin sera remplie d'émotions. "Papa, c'est moi Raoul, votre garçon..." Nous sommes tous allés à la cuisine pour les laisser seul à seul.
Au début de 1920, la situation de mon grand-père est extrêmement difficile. Il est veuf pour une deuxième fois alors que Fernando et Marie-Ange demeurent avec lui et que tous ses autres enfants ont été placés ou donnés.
De gauche à droite: Émile Grandmont, Raoul Jutras, Marie-Ange Jutras, Annette Grandmont et Fernando Jutras Septembre 1919 Archives familiales |
En novembre 1920, presqu'un an après le décès de sa deuxième femme, mon grand-père se mariera avec Lumina Duval qu'il avait rencontrée à l'hôtel Kennebec de Lévis où elle travaillait comme serveuse. Comme il lui arrivait de travailler occasionnellement dans les chantiers de Jackman, Albert partait de La Tuque, descendait jusqu'à Lévis, empruntait par la suite la route Chaudière-Kennebec pour se rendre dans le Maine après avoir traverser toute la Beauce.
L'hôtel Kennebec à Lévis en 1910 (partie droite de l'édifice) Photo: A. R. Roy Source: BAnQ |
Le mariage aura lieu à l'église de Saint-Roch-des-Aulnaies.
L'église de Saint-Roch-des-Aulnaies - 1951 Photo: Gérard Morisset Source: BAnQ |
Lumina avait 31 ans et elle était veuve d'un premier mari, Auguste Dubé, avec qui elle avait eu quatre enfants dont deux encore vivants: Émile et Denis.
En 1921, lors du recensement, mon grand-père, qui a trente-huit ans, habite au 34 rue Saint-Augustin à La Tuque avec sa femme Lumina, son fils Fernando âgé de quinze ans, né de son premier mariage, sa fille Marie-Ange âgée de trois ans, née de son deuxième mariage, et finalement un des deux fils de Lumina, Denis Dubé, qui lui n'a que deux ans. Mon grand-père travaille alors à la Brown comme Pump man et ses revenus ont été de 1 400$ au cours de la précédente année. Fernando partira de la maison quelques années plus tard alors que Marie-Ange sera placée chez sa grand-mère maternelle.
Ensemble, Lumina et Albert auront cinq enfants: Alberta (Bertha), Fernande, Lionel, Lucien et Thérèse.
Ma grand-mère est décédée en 1940 et mon grand-père est devenu veuf pour une troisième fois.
De gauche à droite: Émile et Denis Dubé, Lumina Duval, mon père Lucien Jutras, mon grand-père Albert Jutras, Lionel, Fernande et Bertha Jutras 1929 |
Albert Jutras qui avait été embauché à la Brown en 1917, y travaillera jusqu'à l'âge de 69 ans. On le voit ici avec ses amis du moulin (première rangée, deuxième à partir de la gauche). Mon grand-père portait sa veste de laine verte qu'il gardait même à la maison, après le travail.
Vers 1940 - archives familiales Un autre groupe de travailleurs à la Brown |
À l'endos de la photo précédente, mon grand-père Albert Jutras avait inscrit à la main le nom de ses amis |
Albert Jutras était pieux. Il allait à la messe tous les jours et récitait son chapelet dans sa chambre tous les soirs. Il faisait partie des Zouaves de La Tuque et entretenait religieusement son habit de cérémonie.
1927 Lors du grand rassemblement des Zouaves à La Tuque en 1927 Albert Jutras, debout, deuxième à partir de la gauche Archives familiales |
Mon grand-père était fier de sa maison et il aimait y faire de petits travaux d'entretien.
1950 |
1950 |
Mon grand-père aimait beaucoup les pique-niques en famille ...
comme ceux au p'tit lac...
1953 |
ou au Beaumont, appuyé contre l'auto ...
1956 |
ou simplement dans la cour arrière ...
1953 |
Il m'emmenait voir des parties de baseball au stade de la ville et les lutteurs au vieil aréna. Il disait souvent à ma mère: "Carmen, je m'en vais jouer aux dames avec Michel dans la cave." Et ma mère lui répondait: "Monsieur Jutras, jouez pas à l'argent avec Michel." Mais on gageait quand même cinq cennes la partie!
Mais ce qu'il aimait par-dessus tout, s'était de se retrouver seul au chalet du lac Brochet à la Bostonnais où il travaillait à défricher le terrain et couper du bois.
La dernière photo avec mon grand-père et ma soeur Céline dans la cour arrière de la maison de la rue Saint-Augustin 1962 |
Mon grand-père Albert Jutras a été un pionnier de l'Autre bord du lac. Il y est arrivé parmi les premiers, y a construit lui-même sa maison, a travaillé à la Brown de 1917 à 1951 et a contribué à donner une âme à son quartier.
P. S. Je tiens à remercier mon frère Jacques qui a fait en 1998 et 1999 une remarquable recherche généalogique sur les Jutras, retraçant les actes de mariage, de naissance et de décès aux Archives nationales et dans les presbytères de plusieurs paroisses, à une époque pas si lointaine où peu de données étaient disponibles sur Internet.
Ce texte, que j'ai écrit pour mon grand-père, a été publié en 2011 dans mon recueil L'Autre bord du lac aux Éditions d'art Le Sabord.
Pepére
Il ne voulait pas qu’on l’appelle
grand-père
encore moins grand-papa
il aimait mieux
pepére
je ne sais pas pourquoi
il préférait ce nom
mais au fond il lui allait bien
puisque sa chambre
sentait vraiment le vieux
pepére était trapu, lourd et ventru
il avait des mains
comme des pinces monseigneur
et chaussait des bottines Doctor’s
il portait des combinaisons de laine
à l’année longue
disant qu’elles étaient chaudes en hiver
et fraîches en été
dans sa maison de l’autre bord du lac
ma mère était entrée
un an avant la télévision
au bras de son plus jeune fils
le dernier de sa troisième femme
faut dire que pepére
traînait toute une vie
derrière lui
né en1882
au Massachusetts
comme c’était la mode à l’époque
il s’était marié une première fois
et avait eu cinq enfants
puis une deuxième fois
à une veuve qui en avait déjà deux
et avec qui il en eut quatre autres
enfin une dernière fois
avec une femme au nom lumineux
qui en avait déjà eu quatre
et avec qui il en eu cinq de plus
une fois, deux fois, trois fois
adjugé
il avait gagné des enfants
à ne plus savoir où les mettre
et de temps en temps il en donnait un
pour faire de la place aux suivants
pepére avait quitté en 1915 sa terre sudiste
qui ne suffisait plus à la tâche
pour travailler plus au nord
dans un moulin à papier
qui lui avait bien arraché un doigt
mais pas sa fierté
en 1951
après trente-six ans au moulin
six jours par semaine
et le dimanche pour le bon dieu
il prit sa retraite à l’âge de 69 ans
toute sa fortune
était déposée au fond d’une boîte métallique
noire et fermée à clé
que nous avions réussi à ouvrir
ma soeur et moi
pour la refermer aussitôt
en jurant de garder ce grand secret
un jour qu’il avait 82 ans
je le vis
harnaché de chaînes
s’attaquer à une souche
grosse comme ce n’est pas possible
il donnait du torse, des épaules et du cou
comme un cheval de trait
pour vaincre ce tronc d’arbre
que la terre retenait
par ses racines et son histoire de misère
et j’ai compris cette fois-là
pourquoi il voulait qu’on l’appelle
pepére
un grand-père, c’est beaucoup trop fragile
un soir de juillet 1965
après le souper
pepére s’est levé de table
il a prononcé le nom de ma mère
puis s’est écroulé
sur le plancher de la cuisine
abandonnant sa canne
et sa vie© Michel Jutras
Superbe !
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