Ces petites histoires poétiques ont d'abord été publiées en 2011 aux Éditions d'art Le Sabord sous le titre L'Autre bord du lac. En 2017, ces textes ont été repris sur iBooks dans une édition numérique, accompagnés de photographies et suivis par Rouge fanfare.
Comme la première édition publiée aux Éditions d'art Le Sabord est épuisée, je vous offre aujourd'hui, sur mon blogue, ces petites histoires poétiques.
Les textes et les photos publiés dans cet article sont tirés du recueil L'Autre bord du lac et Rouge fanfare publié sur iBooks dont voici le lien pour y avoir accès gratuitement.
https://itunes.apple.com/ca/book/lautre-bord-du-lac-et-rouge-fanfare/id1225269440?l=fr&mt=11
Voici donc les 12 derniers textes. Bonne lecture !
Michel Jutras
Le chalet
décida un jour
que nous aurions un chalet
sur le bord de l’eau
nous qui avions déjà un lac
à la maison
nous en aurions un deuxième
mais comme il avait peur de l’eau
parce qu’un jour, disait-il, il s’était noyé
le chalet s’était retrouvé
sur une butte
surplombant le lac
avec beaucoup de respect
j’aimais croire
que nous l’avions construit
en 1959
mon père et moi
pour y accueillir ma mère
quand l’éternité prendrait fin
murs et plancher de contreplaqué
toit de planches embouvetées
armoires à rideaux
châssis de poulaillers
lampes à l’huile
pas d’électricité
ni commodités
de l’eau à la pompe
et le feu pour se chauffer
nous y passions nos vacances
à jouer aux explorateurs
à pêcher, se baigner
cueillir des bleuets
et nous faire des peurs
nous avions pour voisins
ce policier doux et tranquille
qui construisait des murs
de pierres des champs
et cette femme grande et mince
qui nageait comme un poisson
elle traversait le lac
en guise de promenade matinale
nous avions même un curé de vacances
rose et joufflu
mais habité par une grande tristesse
comme sa petite église
les soirs de pleine lune
on aurait dit
que la radio transistor
recevait trop d’ondes en même temps
on ne comprenait rien
mais c’était vraiment bien
et pour finir chaque journée
papillons de nuit
maringouins d’insomnie
couverture de CIP
bonne nuit
Un drôle de vert
sur la dernière marche du locataire au deuxième
piquer à travers le champ
chez Chouinard et Déry
chez Duchesneau qui m’avait donné sa run
chez les O’Farrel et les Corriveau
chez la vieille fille Paré et le barbier Séguin
le camion était d’un drôle de vert
un vert matinal
entre vert forêt et vert mousse
chez les Châteauneuf dans le solarium
chez les Guillemette, les Béland, les Déziel
et chez Florence
qui connaissait le mot pourboire
le camion
toujours à l’heure
débarquait sa cargaison de journaux à livrer
à l’aube
noire l’hiver
lumineuse l’été
chez la police Tremblay
chez Vallée et chez Tousignant
chez les Arpin, les Lebel et les Rochette
qui avaient des filles plein la maison
et une vraie station de télévision
chez les Therriault et les Lortie
fallait que ça se paie le jeudi
jour de collection
dans le calepin brun
fallait signer son nom
veux-tu mon ti-gars que je signe en anglais
prenez votre temps
signer son nom, c’est important
dans l’escalier
chez une femme malheureuse
qui finalement a choisi le fond du lac
chez la grosse madame à chapeau
qui payait à l’année
pour ne pas être embêtée
chez l’homme au 45
qui l’attendait debout à sa porte
chez les Thivierge et les Bérubé
chez le vieux monsieur Larouche
tic, tac, tic, tac
chez les Girard, les Lepage, les Côté et les Boutet
chez Desroches et Beaudin
chez les Mercier et les Fortin
et un pour chez nous
enfin!
le camion était d’un drôle de vert
un vert Nouvelliste
Le voyage
on s’en va à Hawkesbury
ça sent l’été
c’est le temps des foins
les valises sur le top
shoe clacks neufs aux pieds
casquette snappée
Ford Custom 52 paré
thermos de café
sandwichs pour la trâlée
c’est parti
Lac-à-Beauce
Rivière-aux-Rats et Rabaska
ours en cage
touristes en voyage
Grande-Anse
Mattawin
Champoux
Saint-Roch-de-Mékinac
montagne de graffitis
Gaston aime Manon
Les Piles
Grand-Mère en vue
pont suspendu
pieds qui chatouillent
terminus d’autobus
boîte de Cracker Jack
surprise en plastique
frites au comptoir
tabourets tournant
toilettes payantes
drôle de monde
boulevard des Hêtres
baie de Shawinigan
odeur de soufre
pas le temps d’arrêter
que voulez-vous
Saint-Boniface
Saint-Barnabé
on sort à Yamachiche
trop pressés pour Louiseville
Maskinongé
Caillette
hourra
têtes de vaches qui branlent
crème glacée molle
fromage en crottes
tour de petites machines
provision de pétards à mèche
faut préparer notre arrivée
après c’est du sérieux
Berthierville
Lanoraie
palissades de Lavaltrie
où sont les Iroquois
Saint-Sulpice
Repentigny et Charlemagne
Pointe-aux-Trembles
ça commence à sentir Montréal
raffineries
oeufs pourris
et le voilà
tout neuf, tout beau
le Métropolitain
la voie rapide
qu’on voudrait plus lente
pour bien voir le toit des maisons
et leurs balcons
quelle drôle d’idée
que celle de passer
par-dessus la vie des gens
ça fait quatre heures
qu’on est partis
Saint-Eustache
mal de coeur en vue
ce sera pas long les enfants
on arrête à Lachute
trop tard
faut nettoyer
on est tannés
c’est plate
on a hâte d’arriver
vite Grenville
le pont
Main street
Hawkesbury
six heures et quart
ça a bien été
petite maison verte et blanche
Nora à la fenêtre
Hermas sur la galerie
grand-père de CIP
et tante adolescente
fournaise dans l’entrée
piano au salon
berceuse et cendrier sur pied
vieilles photos
odeurs d’époque
les grands-parents
c’est bien
mais les cousines
c’est pas mal mieux
quand est-ce qu’on s’en va
chez matante Odette
arrivée toujours remarquée
pétards à mèche pour nous signaler
chapeau bibi et culottes courtes
vaches et veaux en folie
Vincent et Odette sur la galerie
énervement de parenté
cliquetis de jambes artificielles
dépanneur de foyer pour personnes âgées
cigarettes en cachette
mouches-à-feu de lampe de poche
poulailler de papier brique
grange à foin
c’est déjà l’heure du train
langage de vaches
yédan, yédan
on tue la rougette à soir
tiens-la bien
masse de cinq livres
swing de baseball
poc
les pattes d’en avant fléchissent
re-poc
elle s’allonge
lame de couteau qui brille
yeux dans le vide
vie qui s’écoule
j’étais de lac et de montagne
mon cousin, de terre et de plaine
j’étais petit et lui très grand
il me parlait de filles et de football
me disait qu’un jour
il partirait
popcorn et tartes au sucre
cinéma pas toujours bonbon
tentation d’été
et cousines de vacances
C.I.P.
1 400 ouvriers
des tonnes de papier
et deux cheminées
Windigo River et Cooper
camps de bûcherons
et complaintes de scies mécaniques
draveurs à chanson et rivière à pitounes
faut bien fournir la 3 et la 4
écorceur et chipper
acide et washroom
digester et calender
finishing et shipping
foreman et millwright
community club et rue des Anglais
bal de boîtes à lunch
noires avec le thermos dans le couvert
en aluminium pour faire plus moderne
pleines de sandwichs en entrant
pleines d’autres affaires en sortant
huit à quatre
on se retrouve chez Peton
quatre à minuit
juste à temps pour Manon
minuit à huit
les enfants dehors, votre père dort
vent du Nord
il fera froid
belle odeur de soufre et d’acide
poussière sur la ville
faudra protéger l’auto
pour les poumons
on s’en fera plus tard
sirène pour la rentrée
sirène pour la sortie
sirène pour le feu
sirène pour les malheureux
le tas de bûches s’est écroulé
Ti-noir est en-dessous
trois jours pour le trouver
il attend
tranquille, en fumant
moins chanceux
Clément est mort dans le chipper
Paulo aplati entre deux rouleaux
Oscar s’est fait éclater le tympan
gros prix à payer
pour se faire des camps
avec de la toile de CIP
machine à papier
moulin à ouvriers
shutdown
8 1/2 EE
de solvant et de cirage
odeur de cordonnier
d’arrière boutique
et de souliers neufs
semelles cloutées
talons ferrés
lacés, cirés, brossés, lustrés
fers aux pieds
pour entrer dans la cour des grands
claquage de talon
pour dire qu’on n’est plus un enfant
mais on n’achète pas
des souliers neufs
ferrés
aux enfants de douze ans
on leur donne
s’ils sont les aînés
ceux de leur père
au diable la bonne pointure
on bourrera avec le journal
va pour les souliers paternels
mais en changeant de génération
ils prennent un coup de vieux
et les clous leur passent par la tête
alors
pour faire plus doux
on s’en fait des neufs
en découpant de fausses semelles
dans des boîtes de carton
Tue-le
Tue-le, criait-il
tue-le
halluciné, rouge de colère
les dents serrées
du moins celles qui lui restaient
je ne l’avais jamais vu comme ça
oubliant même que j’étais là
pepére aimait la lutte
ça se voyait et s’entendait
l’annonceur était passé par les rues de la ville
au volant de son automobile à flûtes
attention attention
c’est ce soir à l’aréna
qu’aura lieu le combat du siècle
pepére avait décidé
de m’emmener voir ça
son idée était faite depuis longtemps
Wladek Kowalski était un salaud
qui avait arraché une oreille
à Yukon Éric
et ce soir-là
comme tous les autres soirs
Édouard Carpentier allait lui régler ça
tue-le, criait-il
lui
qui allait à la messe tous les jours
et récitait son chapelet tous les soirs
adorait ces combats
capables de transformer
un vieil homme tranquille
en hooligan du ring
lui qui ne jurait jamais
était sur le point de commettre l’irréparable
invoquer le nom de dieu
pour que le bon en finisse avec le méchant
pour qu’on règle ça une fois pour toutes
à le voir ainsi
j’aurais bien dit trois Je vous salue Marie
pour qu’on nous amène au plus vite
Little Beaver et Sky Lolo
La défense
tu vas jouer à la défense
m’avait dit le mariste sportif
après m’avoir vu patiner
faut dire que c’était la première fois
que je mettais des patins
ceux que matante Gracia
avait donnés à mon père
des 11
alors que je portais des 6
moi qui aimais le hockey
dans la rue
avec ses bandes en bancs de neige
ses buts en blocs de glace
ses pads en catalogue Eaton
sa technique jouer du cul
et Stan Mikita
je trouvais que ça sentait fort
la chambre des joueurs
on m’avait conseillé
après le premier entraînement
de m’acheter des jambières, des gants
et un vrai bâton de hockey
comme si le bougon que mon père
avait trouvé dans les poubelles
ne faisait pas l’affaire
pour jouer à la défense
pour la première partie
j’étais quand même bien équipé
des gants des Maple Leafs
des bas du Canadien
un vrai bâton de hockey
et des 11 dans les pieds
et ça
personne n’en avait
coup de sifflet
instrument d’enfer
tout le monde sur la glace
je prends ma position à la défense
du moins celle que je croyais être la bonne
c’est-à-dire à la droite du gardien
qu’ils y viennent juste pour voir
prêt à défendre mon cerbère
coûte que coûte
mais le mariste entraîneur
me fit de grands signes en criant
monte en avant, en avant
alors que je devais défendre le gardien
je n’y comprenais plus rien
à la reprise, c’est ce que je fis
en avant toute
mais voilà mon coach de mariste
qui me crie
en arrière, en arrière
défense, défense
comment ça se fait
que j’aimais tellement ça le hockey
dans la rue
Mon frère
parce que c’était le mien
je le voyais petit et fragile
avec des lunettes d’enfant
pour mieux voir
la vie des grands
nous partagions
la même chambre fraternelle
avec son lit à deux étages
lui en bas
moi en haut
question d’âge
quand j’avais peur de la nuit
et de l’insomnie, sa meilleure amie
je le réveillais
pour lui demander: dors-tu
et n’être plus seul
je dis mon frère
parce que c’était le mien
il observait l’infini
pendant que je comptais les étoiles
mon contraire
et ma lumière
Je ne reviendrai pas
comment ça
faut rentrer avant neuf heures
je pars pour ne plus revenir
où est mon bicycle
laisse-le faire
tu sais bien qu’il n’ira pas loin
c’était mal me connaître
j’étais vraiment décidé
et mon CCM rouge et blanc aussi
allez
c’est fini
on pédalera jusqu’au bout
on arrêtera quand on sera rendu
mais où
au moins jusqu’aux quatre milles
pis une fois parti
jusqu’au Lac-à-Beauce
après on verra
peut-être même
jusqu’à Rivière-aux-Rats
pédaler avec rage
c’est essoufflant
mais pleurer en pédalant
c’est vraiment pas facile
bon
c’est sûr que rentrer à neuf heures
c’est quand même mieux
qu’à huit heures
pis quitter la maison familiale
juste avant le souper
quelle mauvaise idée
303
non pourquoi
on va y aller après midi
avec quoi
j'ai juste une 22
on va s'acheter une 303
où ça
chez Lamontagne
y-en a une à 14,95$
une 303 Lee Enfield
une 303 qui a peut-être tué des Allemands
t'es sûr qu'on peut
je veux dire qu'on a le droit
de tirer de la 303
et nous voilà partis à pied
avec notre 303 sur l’épaule
rue Commerciale
direction le lac Wayagamac
à la chasse à l'ours
il nous faut du miel pour l’attirer
paraît que les ours
ils aiment ça le miel
trois milles sur la track
après le fer-à-cheval
avant les étangs Emmanuel
c'est là qu'on va l'attendre
mets du miel sur la track
mets-en
ils aiment ça le miel
cachons-nous dans le fossé
attendons
c'est donc bien long
t'es sûr qu'ils aiment ça le miel
y-a pas d'ours ici
viens, on s'en va
pis la 303
on n'a même pas tiré un coup
tu vois le fanal du CN là-bas
sur le poteau
envoye, tire
yes
Dernier tableau
Il fallait monter sur un drum de 45 gallons
pour voir quelque chose
à travers cette fenêtre
qui avait toujours été trop haute
la lumière était blafarde, presque froide
pourtant la truie chauffait bien
puisqu'elle avait le ventre rouge
ce châssis servait d’encadrement à un tableau
où des castors à moitié plemés
montaient la garde
devant des peaux de loutres, de visons et de belettes
tendues et clouées sur leurs gabarits
alors que des lièvres pendus à leur gibet
observaient la scène
accrochées au plafond, des glandes de toutes sortes
séchées ou gluantes
attendaient de servir la mâle séduction
puis, dans un coin
un gros chat couché sur le côté
avec des oreilles pointues et poilues
et des pattes trop longues
un lynx
sur l'établi, qu'est-ce que c’est
des oreilles, celles d'un loup
la preuve qu'on l'a bien tué
cinq piastres la paire
inutile de rapporter la bête
le long des murs
la quincaillerie était exposée
des pièges à pattes qui font souffrir
des conibear qui cassent le cou
net
des collets qui étouffent
et des trappes qui enferment vivant
la shed était l’atelier d’un artiste
la scène, son dernier tableau
Le départ
Le mariste orienteur
s’était prononcé
votre fils n’est pas fait pour le cours scientifique
mais pour les études classiques
c’est un honneur pour votre famille
rosa, rosa, rosam
éléments, syntaxe, méthode
et puis quoi
pour le reste
faudrait partir
partir
quitter l’autre bord du lac
pour l’autre côté des choses
partir
mais pour aller où
au Séminaire Saint-Antoine
où nous avions dérangé les pères franciscains
dans leur sieste d’après-midi
au Séminaire Saint-Joseph
trop guindé
pour un fils d’ouvrier
au Séminaire de Nicolet
bien sûr
celui des fils de la terre
celle de mon grand-père
habillé de la tête aux pieds
cravaté et ceinturé
ma mère m’a vu la quitter
à mon tour
pensionnaire de la liberté
le mariste orienteur
ne s’était pas trompé
j’ai appris bien des années plus tard
que mon père
qui m’avait laissé au parloir
avec ma valise
un billet de cinq dollars
et un paquet de macarons
s’était arrêté à la taverne
pour pleurer
il m’avait abandonné
pauvre lui
au bonheur de vivre
seul parmi les autres
mauzus Michel que c'est beau, c'est savoureux . Merci
RépondreEffacerPierrette Guillemette xx
Quels beaux textes sur notre quartier et merci d avoir nommer les Girard sur ton texte sur le Nouvelliste ,moi aussi j ai été camelot j avais pris la relève de Alain Boutet.
RépondreEffacerPas mal bon de lire tous tes textes . J'ai reconnu plein de choses et des faits qui ont eu une réalité . C'est un peu romancé mais ça se rapproche au temps des années 50-60 à La Tuque . Bravo !
RépondreEffacerUn grand plaisir de te lire et de te relire! Merci pour tous les souvenirs qui refont surface et un gros BRAVO!
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